Quelques épisodes de politique européenne où l’on constate que les relations entre la France et la Porte ont toujours été tumultueuses, et pas obligatoirement du fait de la Porte ottomane... Et que la Turquie concernait déjà les affaires européennes il y a 5 siècles.
Nouvelle alliance de la Turquie avec la France
[...] Quelques jours après arriva un ambassadeur français qui venait annoncer que la guerre recommençait en Occident, et renouer l’alliance avec les Ottomans.
François 1er, après la trêve de Nice, avait changé de politique : soit qu’il ne comprit pas toute la portée de son alliance avec la Porte, soit qu’il voulut en finir avec son rival à force de générosité, il se prit tout à coup de belle amitié pour Charles Quint, et cessa de correspondre avec Soliman.
Charles Quint avait alors besoin de paix et d’une trêve (c’était après la défaite de Katzianer) ; il mit à profit la folle confiance de François, et eut recours à sa médiation pour obtenir l’une ou l’autre.
Le roi de France écrivit en effet à la Porte une lettre chaleureuse en faveur de son ennemi (1539).
Soliman s’était faiblement inquiété de la froideur subite de son allié : Rincon, qui était resté à Constantinople [1]
l’avait habilement maintenu dans ses bonnes dispositions pour la France ; il répondit donc à François :
« Charles, roi d’Espagne, désire et recherche par votre médiation une trêve auprès de ma Sublime Porte. Constant dans la fraternité qui a existé jusqu’ici entre vous et moi, et que je confirme par ma foi impériale, je déclare que si le roi d’Espagne veut obtenir une trêve et que ce soit votre désir qu’il l’obtienne, je veux qu’il commence par remettre en vos mains toute province, terres et forteresses qu’il vous a enlevé. Lorsqu’il aura rempli cette condition, vous en donnerez avis à ma Sublime Porte, et je ferai tout ce qu’il vous plaira : elle sera ouverte et quiconque s’y présentera de votre part, soit que j’accorde la paix, soit que je déclare la guerre à notre ennemi commun. »
Charles refusa la paix aux conditions imposées par le sultan, et bientôt François 1er, qu’il avait honteusement joué, rompit avec lui (1541).
La lutte entre les deux rivaux devint plus acharnée que jamais : le roi de France résolut d’écraser son ennemi avec les forces ottomanes, dut-il exposer la chrétienté aux ravages des barbares.
« Si les loups me viennent attaquer chez moi, dit-il, il m’est bien permis d’appeler les chiens pour les chasser. »
Le roi d’Espagne espéra rompre l’alliance turco-française en soulevant l’Europe contre elle, et il ne recula pas devant un assassinat pour avoir les preuves de la trahison de son ennemi envers la cause chrétienne. Rincon avait apporté la lettre de Soliman : il fut chargé par François 1er de retourner à Constantinople et de demander au sultan qu’il mît directement à sa disposition tous ses vaisseaux et qu’il continuât la guerre en Hongrie. Il prit la route de Venise, où il devait s’embarquer, mais il fut assassiné dans la Lombardie par les ordres du gouverneur de Milan, qui croyait trouver sur lui les instructions du roi de France. Celui-ci fut trompé dans son attente : Dubellay, gouverneur français du Piémont, qui soupçonnait les desseins de Charles Quint, avait retenu ses instructions quand Rincon passa par Turin, et l’empereur fut réduit à publier des documents qu’il avait fait fabriquer. François 1er dénonça à toute l’Europe le crime de son ennemi, et il remplaça Rincon par un soldat de fortune, le capitaine Paulin, plus tard baron de la Garde et général des galères. Ce fut ce nouvel agent qui vint trouver le sultan a Bude et lui annonça le meurtre de Rincon. Soliman fut si chagrin et si irrité de cette nouvelle, qu’il voulait venger la mort de l’envoyé français par celle des ambassadeurs impériaux. Paulin l’en empêcha, et profita de sa colère pour exposer l’objet de sa mission.
Cette fois le sultan hésita à satisfaire son inconstant allié ; l’ambassadeur le suivit à Constantinople et obtint d’abord qu’on sollicita la République de Venise d’entrer dans l’alliance française ; mais cette démarche n’eut aucun succès ; puis il sut mettre dans ses intérêts des ministres de la Porte, et trouva surtout un zélé auxiliaire dans Barberousse, qui ne demandait qu’une nouvelle occasion de désoler la Méditerranée[2] [2] . Le kapoudan pacha jouissait alors du plus grand crédit, car il venait, favorisé, il est vrai, par les tempêtes, de faire subir un grand désastre à Charles Quint.
Celui-ci avait voulu recommencer la guerre par un coup d’éclat, par une autre expédition de Tunis : il avait attaqué Alger et avec soixante-quatorze galères, deux cent bâtiments gros et petits, et une armée de 24.000 hommes ; plusieurs dames de la cour d’Espagne avait accompagné l’armée pour assister à son triomphe.
A peine le débarquement était-il opéré à quatre lieues d’Alger, qu’une affreuse tempête assaillit la flotte et les troupes ; cent trente vaisseaux, dont quatorze galères, furent submergés ; battus par un pluie furieuse, harcelés par des nuées d’Arabes, les Espagnols avancèrent cependant jusqu’au pieds des murailles, où ils furent accueillis par un feu épouvantable. Le quatrième jour il battirent en retraite, et se rembarquèrent sur les débris de leur flotte, ayant perdu la moitié de leur monde et une partie de leur artillerie (31 octobre 1541). Les vents ne leur permirent de regagner l’Europe qu’au bout d’un mois.
Paulin étant chaudement appuyé par le défenseur d’Alger, par l’aga des janissaires, par le vizir favori Rustem, décida le sultan à mettre sa flotte et son amiral aux ordres du roi. Il porta lui-même cette nouvelle à Fontainebleau, fit en vingt et un jours le voyage, et revint avec la même promptitude à Constantinople, pour presser le départ des vaisseaux turcs.
Pendant son absence, Ferdinand avait encore fait une tentative de négociation ; mais son ambassadeur ne put même obtenir une audience. Cependant Paulin eût encore à lutter contre les hésitations du sultan, et l’expédition se trouva remise à l’année suivante (1543). Ce fut alors que Soliman écrivit à son allié la lettre suivante :
« Gloire des princes de la religion de Jésus, tu sauras que, sur la prière de ton ministre Paulin, je lui ai accordé ma redoutable flotte, équipée de tout ce qui est nécessaire. J’ai ordonné à Chaireddin, mon Kapoudan pacha, d’écouter tes intentions et de former ses entreprises à la ruine de tes ennemis. Tu feras en sorte qu’après les avoir heureusement exécuté, mon armée soit de retour dans la mauvaise saison. Prends garde que ton ennemi ne te trompes : il ne se réduira jamais à faire la paix avec toi que lorsqu’il reconnaîtra que tu es déterminé à lui faire constamment la guerre. Que Dieu bénisse ceux qui estiment mon amitié qui sont protégées par mes armes victorieuses. »
Au printemps de 1543, pendant que Soliman entrait de nouveau en Hongrie, la flotte ottomane, forte de cent dix galères et portant 14.000 hommes, mit à la voile. Paulin était sur le vaisseau amiral, et Barberousse avait le commandement formel de suivre en tout ses avis les ordres du roi de France. Cette flotte pilla des côtes de la Sicile, respecta les états pontificaux et arriva à Marseille, où elle fut reçue avec de grands honneurs et se joignit à la flotte française, forte de quarante galères et de 7000 hommes, que commandait le comte d’Enghien.
François 1er qui semblait toujours embarrassé de l’alliance turque, ne sut pas tirer parti d’une telle réunion de forces ; par ses ordres, les deux flottes se portèrent devant Nice, la seule ville qui resta au duc de Savoie, allié de Charles Quint ; elle s’emparèrent de la place ; mais, les Français ayant empêché les turcs de la piller, la discorde se mit entre les deux armées, qui ne purent s’emparer du château et se séparèrent.
La prise de Nice fut tout le résultat d’un armement qui aurait pu anéantir la marine espagnole qui coûta cher la France : Barberousse se fit donner un subside de 800.000 écus ; il eut la liberté d’hiverner à Toulon ; enfin il retourna à Constantinople avec 14.000 chrétiens qu’il avait enlevé en Italie. Cette expédition souleva en Europe contre François 1er un tel concert d’imprécations, que, l’année suivante (1544) il refusa les services que lui offrait Barberousse au nom de son maître, et conclu la paix à Crespy.
Deux ans après Barberousse mourut. Son tombeau s’élève à Besiktas, au bord du Bosphore, dans le lieu où se rassemblent ordinairement les flottes ottomanes.
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La campagne de Hongrie, ouverte par Soliman, fut marquée par de grands succès, mais ne fut pas décisive. Avant l’arrivée du sultan, ses lieutenants s’emparèrent de la forteresse de Valpo, en Esclavonie ; lui même assiégea est prit Siklos, Gran, Stuhlweissambourg, qui furent transformés en sandjaks (1543). L’année suivante, Wissegrad, Neograd Welika et plusieurs autres forteresses tombèrent aussi aux pouvoirs des ottomans ; deux corps ottomans battirent à Lonska une armée de Croates, de Styriens et de Carinthiens, commandée par le palatin Zriny ; en revanche, ils essuyèrent un grave échec auprès de Salla. Des négociations s’ouvrirent pour mettre fin à cette guerre qui traînait en longueur ; elles se prolongèrent jusqu’en 1547. Ferdinand et Charles Quint désiraient la paix, qui leur était nécessaire, et consentaient à payer un présent annuel ; les ministres ottomans exigeaient l’abandon de plusieurs places. Ces difficultés étaient exploitées par l’ambassadeur de France, Gabriel d’Aramon[3] [3]
; il annonçait que son maître était décidé à reprendre les armes ; il représentait au sultan les nouveaux embarras que suscitait à l’empereur la révolte des princes luthériens d’Allemagne, et sollicitait une nouvelle alliance effective.
La mort de François 1er, qui survint au mois de mars 1547, rompit ces projet et hâta la conclusion du traité ; le 19 juin suivant, une trêve de cinq ans fut conclue entre le sultan, l’empereur et le roi Ferdinand, moyennant un présent annuel de 30.000 ducats, que celui-ci dut payer pour la partie de la Hongrie qui restait en son pouvoir.
Appendice :
Soliman le Magnifique (en turc : Kanûnî Sultan Süleyman) (ou Süleyman Ier ) né le 27/04/1495 à Trebizonde (Trabzon) et décède le 07/09/1566 à la bataille de Szitgetvar (ville du Sud de la Hongrie) pendant laquelle l’avancée des Ottomans vers Vienne fut ralentie. Finalement prise grâce à un incendie, la bataille coûta la vie à plus de 20 000 hommes et à Soliman et interrompit les conquètes ottomanes vers l’Ouest.
Seul fils survivant de Selim Ier (Yavuz Sultan Selim Han) dit le « Cruel » ou le « Terrible » ou l’inflexible (1470/1520), il fut le dixième sultan ottoman. A la mort de son père, le 20/09/1520, Soliman, fils unique, monte sur le trône. Avec l’aide de son grand vizir, Ibrahim, il impose les réformes qui lui valurent son surnom turc de « Législateur » (Kanûnî). Sous son règne, l’Empire ottoman devient une grande puissance mondiale, continuant à s’étendre pendant encore un siècle avant de commencer une longue phase de déclin. Si, vu de la Chrétienté, Soliman, le Grand Turc, fût consideré avec terreur en raison de sa puissance et de son ambition, dans l’empire Ottoman il fût considéré comme un bon souverain, combattant la corruption, et comme un mécène envers les artistes et les philosophes. Il est connu pour avoir été un poète et un habile bijoutier. Pour tous les commentateurs c’est au 16e siècle, sous Soliman, que l’empire Ottoman connaîtra son apogée, lorsque ses armées s’avanceront jusqu’à Vienne en 1529 et 1532 (elles feront ces sièges en vain).
Vienne marque la limite de l’expansion ottomane en Occident (comme Aden à l’Est). Selon les chroniqueurs de l’époque, le siège de Vienne causa, en Occident un traumatisme très important, qu’ils plaçaient à un niveau équivalent à celui des invasions Viking ou de la grande peste.
Il en est resté quelque chose de nos jours, où l’arrivée éventuelle de la Turquie dans l’UE a ravivé des réflexes proches de la panique.
Barberousse Chaireddin :
Khizir Khayr ad-Dîn (turc : Barbaros Hızır Hayreddin Paşa, arabe : خير الدين ḫayr ad-dīn, bienfait de la religion) (ou Chair ad Din, diminutif : Chaireddin, Cheireddin) dit Barberousse, grand amiral de l’empire Ottoman, frère cadet d’Arudj Reïs, né en 1467 dans l’île de Lesbos à Mytilène, mort le 4 juillet 1546, fut avec Andrea Doria le plus grand marin de son temps.
En 1531 l’amiral Andrea Doria, au service de l’Espagne, qui se fait fort de le vaincre, essuie une défaite historique. 400 Espagnols sont tués. Barberousse poursuit la flotte espagnole en déroute et ravage au passage les côtes italiennes et la Provence. En 1533, Barberousse est nommé grand amiral de la flotte ottomane par le sultan Soliman qui lui donne le nom de Khayr ad-Din.
C’est lui qui ramène dans l’empire Ottoman, où le sultan turc Beyazid II (Bajazet II) leur avait accordé refuge, les musulmans et juifs d’Espagne fuyant l’inquisition et les conversions forcées décrétées par Isabelle la Catholique en 1492. Cet acte lui confère un grand prestige aux yeux des musulmans. C’est alors qu’il prend le surnom de « Barberousse ».