Par Marina Da Silva
« Des pieds à la tête, mon apparence est le fruit de l’imagination débridée des habitants de l’île. Au-delà de tout, de ma parole beaucoup trop lapidaire, de mon langage corporel outrancier qui vient me contredire, je leur suis entièrement redevable de mon ombre qui, venue d’un temps confus, se profile sur le rideau du temps présent. ici, ils m’ont créée mot par mot, centimètre par centimètre. » Leylan vit au bord de la mer Egée, sur une petite île de quarante-deux kilomètres carrées où affluent régulièrement les touristes, créant une effervescence en rupture avec les rythmes et les croyances des insulaires. La jeune femme a été abandonnée, enfant, par sa mère et vit depuis dans un terrifiant tête-à-tête avec son père, perdu dans l’alcool et le silence, hantée par son désir de le voir disparaître : « Est-ce possible une chose pareille ?Un être humain peut-il tuer son père ? », interroge-t-elle comme pour exorciser un destin menaçant sur lequel elle semble ne pas avoir de prise.
Explorant les rites de passage entre l’enfance et le monde adulte, Leylan débusque ou invente des êtres extraordinaires pour enchanter son univers quotidien. Pour rompre sa très grande solitude, elle se lie à une diseuse de bonne aventure, la seule Tzigane de l’île, « fière de l’être », auprès de qui elle espère trouver des réponses à ses tourments existentiels. Elle vit aussi sa vie à travers les livres d’une modeste bibliothèque où elle travaille. Leylan est elle-même un personnage extraordinaire, enfant et femme qui découvre son corps et celui des autres, entre émerveillement et effroi, bridée par la réalité de l’île avec ses rituels et ses contraintes d’espace clos, mais totalement libre dans son mouvement et sa pensée. « Tout “être sans” est à la bonne place : être sans maison, être sans patrie, être sans langue, mais la tristesse d’être sans père fait place au chagrin de l’absence de fécondation », écrit-elle, comme une clé de lecture de cette oscillation permanente entre la vie et la mort dont elle rend la frontière ténue. « Quand un Tzigane est enterré, il laisse une part de lui-même veiller sur ce qui se passe sur terre. »
La Chute des prières semble écrit d’un seul souffle mais juxtapose de multiples couches d’histoires avec un rapport au temps et à l’espace très singulier. le roman se compose de deux parties, qui paraissent dans un premier temps sans lien l’une avec l’autre, la seconde partie, plus distanciée, mettant en scène Yasur, un jeune garçon des plaines anatoliennes, né avec un seul œil, qui part sur la route avec sa mère et leur cheval, croise des bossus, des nains, des femmes à barbe, des hommes à six doigts...Un récit plus épique et allégorique, mais dans lequel on retrouve une même quête introspective qui puise sa force dans le patrimoine mythologique et la poésie de l’île.
C’est le premier roman de Sema Kaygusuz, née en 1972 à Samsun, au bord de la mer Noire, mais qui s’était déjà fait remarquer par un recueil de nouvelles – un genre très prisé en Turquie – en 2000. Son écriture vertigineuse puise sa vitalité dans les mythes grecs, mésopotamiens et anatoliens qu’elle réinvente. La complexité des êtres qu’elle fait apparaître ouvre de nouveaux espaces sensoriels et mentaux.
Marina Da Silva.
La chute des prières, de Sema Kaygusuz, traduit du turc par Noémi Cingöz, Actes Sud, Arles, 2009, 398 pages, 23 euros.