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« Pareille au printemps je t’imagine, semblable à Diyarbakir »

vendredi 11 février 2011, par Anne Colomb

Je ne suis jamais allée en Turquie, mais, comme tout le monde, j’ai une idée assez précise de ce à quoi elle peut ressembler : Istanbul, les coupoles vertes de Sainte-Sophie, la mer de Marmara, les bords de la mer Noire, les grottes de Cappadoce...

Ce que j’ai vu dans des films, dans des livres. Ce que j’imagine à partir de Nazim Hikmet :

Dans le jardin de Gulhané, voilà que je suis un noyer
Et tout mon feuillage frémit comme au fond de l’eau le poisson
Et comme des mouchoirs de soie, mes feuilles froissent leurs frissons
Arrache-les, ô mon amour, pour essuyer tes pleurs.

« Le Noyer », Il neige dans la nuit et autres poèmes, traduction M. Andrac et G. Dino, NRF, Poésie Gallimard, 1999, p 134.)

Ou plus récemment, à partir de mes rêveries sur Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants de Mathias Enard.

Autant dire que j’ai la vue un peu courte ; heureusement, la littérature et les éditeurs indépendants sont là pour nous ouvrir d’autres pistes...
Voilà comment j’ai « découvert » Diyarbakir : une ville située au Nord de la Mésopotamie, juste au-dessus du Tigre, que les Kurdes considèrent comme leur capitale (ils l’appellent Amêd).
Dès l’Antiquité, Diyarbakir a toujours été une métropole multiculturelle : elle condense 5000 ans d’histoire commune entre les Kurdes, les chrétiens d’Orient - syriaques et arméniens, et les Juifs.

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Eglise de Meryem Ana, IIIe siècle

Seyhmus Diken nous guide dans les méandres des légendes populaires et des chansons ancestrales afin de nous immerger dans l’histoire de la ville.
Accompagné de photos actuelles issues de la collection personnelle de l’auteur, mais également de superbes photos d’Albert Gabriel, un voyageur et archéologue des années 1930, on ose alors se perdre dans Diyarbakir.
On découvre par les yeux érudits de Diken, la muraille de la ville et la porte de Mardin. On voit la ville se développer, et de capitale araméenne, devenir ottomane au XVIe siècle. En souvenir du sultan Seyhmus, figure de justice et de puissance, les enfants auxquels on donne son nom se doivent d’avoir une vie conforme à celle de ce grand personnage.

On suit notre Seyhmus rue des Paysans, devant la somptueuse demeure de la famile des Cemiloglu. Un des hôtes de cette maison, pendant la guerre de 1914, fut un certain Mustafa Pacha, qui n’était autre que Mustafa Kemal, plus connu sous le nom d’Atatürk.

On découvre dans les ruelles des personnages sortis de la jeunesse de Seyhmus Diken : ses amis qui jouent à la « course à l’œuf cru », Fikri, le machiniste du cinéma Dilan qui fut le plus grand du Moyen-Orient...
On voit les vagues d’immigration dans les années 1970, les premiers bidonvilles, les petits garçons qui vendent à la sauvette des pierres à briquet, du tabac de contrebande.

On observe l’évolution du club de foot local, le Diyarbakirspor, qui depuis les années 1970, concentre les critiques du discours médiatique ( « A bas le PKK ! » ) et les espoirs des jeunes Kurdes.
On assiste aux doutes et aux préoccupations de Diken, on le sent angoissé à l’idée que Diyarbakir soit livrée à une nouvelle vague de promoteurs immobiliers, qui causeraient des dommages irréparables.

"Ces gens sont arrivés, ont pris la ville en otage. Et c’est aux natifs de Diyarbakir, aussi rares désormais que les cigognes de la vallée du Tigre, de se mobiliser pour leur ville, pour eux-mêmes.
Sinon, bien vite, l’amour se muera en ambition de possession, la fidélité en simple utilité. Et regardant derrière nous, nous n’aurons plus qu’à succomber à cette oublieuse monotonie des seuls souvenirs."(p.119)

On sent surtout que l’histoire de cette ville n’est pas terminée ; on sent par-dessus tout l’envie d’aller y traîner ses yeux, ses pieds, ses oreilles, à la rencontre d’une Turquie qu’on devine à peine.

- Article paru sur Mediapart

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- Diyarbakir, La ville qui murmure en ses murs, Seyhmus Diken, traduction du turc de François Skvor, préfaces d’Ariane Bonzon et Mehmet Uzun, Editions Turquoise, nov. 2010, 20,00 €.

- Le titre de ce billet est une citation d’un poème du grand poète diyarbakiriote Ahmet Arif, Diyarbakir Kalesinden Notlar ve Adilos Bebe.

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Sources

Source : Mediapart, le 07 Février 2011

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