« Mon nom est MK. Nous vivions tous en famille, comme des frères à Adana, tous les Arméniens, les Turcs ceux nés en Turquie et les autres. Il y avait alors la liberté, la justice, l’égalité et la patrie. Enfin, le jour est arrivé où nous aussi nous avons été soumis au sevkiyet (le transport). Notre histoire commence… »
Cette histoire est celle de MK, initiales pour Manuel Kirkyacharian, petit garçon arménien déporté à l’âge de 9 ans avec sa mère et son père en 1915. Lors du « transport », il assistera au suicide de sa mère puis à la mort de son père, sera témoin de meurtres et de viols, sera vendu à des Kurdes, se réfugiera dans un village syriaque et atteindra finalement Alep après 10 ans d’errance. Recueilli, il part à la recherche des survivants de sa famille et retrouve sa sœur à Chypre. Il s’y marie avec une amie d’enfance puis part s’installer en Australie.
C’est là-bas que, devenu vieux monsieur, il s’isole quelques heures par jour pour enregistrer ses mémoires sur bandes magnétiques, dans un turc parsemé de mots arméniens, surtout religieux et de chansons en langue kurde. Mais il ne veut pas que ses enfants et petits-enfants écoutent les bandes avant sa mort.
Après le décès de son père en 1997, son fils Stepan parle des enregistrements à un proche ami turc et lui fait part de son désir de publier ce témoignage.
Cet ami en parle à un autre ami, Baskin Oran, professeur en sciences politiques à Ankara et engagé dans la défense des droits des minorités. Ces enregistrements sont le témoignage d’un enfant déporté et elles sont en turc, faits rares qui attirent immédiatement son attention. Stepan les lui fait parvenir et ils se rencontreront à l’occasion de deux conférences que Baskin Oran organise pour lui.
Avec un groupe de ses étudiants, dont une étudiante aveugle, en faisant appel à ses amis arméniens, dont Hrant Dink, et à des amis kurdes pour réaliser une topographie des lieux et comprendre les chansons en kurde, il s’attelle à la transcription des enregistrements avec le projet d’en publier un livre, annote et commente le récit afin de le rendre compréhensible au lecteur.
Un tel témoignage est en effet unique ; la force du récit est saisissante et prend sa source dans le contraste entre l’atrocité des scènes vécues et le style de la narration, d’une grande pudeur, sans pathos et sans haine. Et sans esprit de vengeance.
Dans son récit, Manuel Kirkyacharian ne mentionne pas le terme de génocide. Et pour cause, à l’époque des faits, le terme n’existait pas. Ce concept juridique fut créé en 1948 pour qualifier les crimes nazis. Jusque dans les années 70, l’extermination était désignée par le terme « Metz yeghern », soit « la grande catastrophe », y compris au sein de la diaspora arménienne.
Dans ces années 70, la question arménienne sort des oublis de l’Histoire, avec d’autant plus de violence que l’Etat turc nie tout en bloc : le génocide, les massacres, des meurtres etc etc.
Baskin Oran, lui, réfute le terme de génocide mais reconnaît celui de « crime contre l’humanité ». Argutie linguistique d’intellectuel ? Certainement pas. « Les deux termes sont de toute façon très lourds à porter. Toutefois, le terme de génocide nous renvoie dos à dos avec les Nazis, ce qui par l’énormité de la comparaison, bloque tout le travail de mémoire que la société turque commence seulement à entreprendre. »
Or ce travail de mémoire est fondamental pour une société, malade de subir un mensonge historique organisé par l’Etat. Et est-il besoin de souligner que, sans ce travail de mémoire, les Arméniens ne pourront pas, eux, faire leur travail de deuil ? L’intérêt des deux communautés est donc lié, toujours.
La diffusion du témoignage de M.K., en Turquie, où le livre fut largement diffusé, est donc une initiative importante qui rejoint celles entreprises par la société civile turque depuis 2000 et qui participe à lézarder ce mur de mensonges si douloureux pour les deux peuples.
Il a été traduit en français sous le titre « MK, récit d’un déporté arménien. Dix années d’errance parmi les kurdes et les syriaques », aux Editions Turquoises.
MK, récit d’un déporté arménien. Dix années d’errance parmi les kurdes et les syriaques, récit transcrit par Baskin Oran, éditions Turquoise, Paris, janvier 2008.