La question du voile et de la laïcité en Turquie est un thème d’actualité, notamment depuis la victoire de l’actuel gouvernement turc. De fait, le plébiscite populaire en faveur d’un parti qui prône la défense (et même un peu plus) des valeurs nationalistes et musulmanes a de quoi inquiéter. D’aucuns n’hésitent pas à redouter une révolution sur le mode de celle qu’a connue l’Iran. Mais que sait-on vraiment, en France, de ce voile et de celles qui le portent en Turquie ?
Voile islamique, voile traditionnel, voile complet noir ; revendication politique, expression d’une tradition, etc. Quant aux non-voilées elles expriment elles aussi des sensibilités diverses : la féministe virulente et anti-voile côtoie la femme « moderne » et « occidentale », ou la musulmane non-pratiquante. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le voile ne fait pas l’unanimité. Mais il est au cœur du débat, et justifie, dès lors, que l’on s’y intéresse de plus près, afin d’en comprendre, dans les grandes lignes au moins, les diversités. Ainsi, on peut distinguer trois grandes catégories de voiles : celui traditionaliste, le voile musulman, enfin celui fondamentaliste.
Du voile traditionnel...
Le voile le plus présent en Turquie est le voile traditionnel. Il se distingue des autres par la pauvreté de sa mise, ressemblant au fichu de nos grands-mères (ou arrière-grands-mères). Dans les campagnes anatoliennes où règne une certaine pauvreté, on croise nombre de ces paysannes d’un âge incertain, vieillies par les fatigues d’une vie de labeur, la tête à demi-couverte de ce voile grossier de couleur sombre, lâchement attaché par un nœud sur la nuque, et laissant apparaître les cheveux sans que personne ne songe à s’en émouvoir. Dans les villes par contre, il est relativement plus couvrant : les femmes portent un soin plus attentif à le réajuster lorsqu’il glisse trop ostensiblement. Certaines l’attachent derrière la nuque, le nœud dissimulé sous les cheveux, d’autres sous le menton. Il peut être parfois plus recherché et moins visible, lors des occasions particulières. Celui qui se rendrait dans ces campagnes, ou ne serait-ce que dans les quartiers moins touristiques et plus populaires d’Istanbul, pourrait sans nul doute être surpris par ces mères de famille, accompagnées de leurs enfants, attablées à une terrasse de café à siroter un thé bouillant, et peut-être même de fumer tranquillement une cigarette.
Aux yeux de la population, ce voile incarne la Turquie profonde et traditionnelle. Porté par habitude plus que par ostentation, il exprime moins un acte politique qu’un attachement aux coutumes, et la modernité suivant son cours, il est très probable que cette incarnation de la femme turque traditionnelle tende à disparaître progressivement et naturellement. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce qui se passe dans les campagnes et villes anatoliennes, souvent considérées comme des bastions de l’arriérisme : les jeunes filles ne portent que tardivement le voile, après leur mariage (qui arrive autour de la vingtaine généralement, c’est-à-dire après leurs études), voire pas du tout. Si l’on ne peut négliger le poids de la culture, qui limite la part réelle du choix, c’est consciemment que ces jeunes femmes optent pour le port de ce voile. Quant à celles qui choisissent de ne pas le porter (et elles sont de plus en plus nombreuses), nul ne penserait à leur jeter l’opprobre.
Le voile musulman, le hidjab, a une signification et des implications bien différentes. Les femmes qui le portent sont généralement instruites et associent une certaine coquetterie qui pourrait surprendre l’œil non habitué : de bonne qualité et de couleur chatoyant, ce voile couvre soigneusement tous les cheveux d’un visage féminin fréquemment maquillé avec délicatesse (nulle contre-indication à cela), et s’accorde dans les tons avec la tenue vestimentaire de sa détentrice, faisant ainsi coïncider des tenues modernes avec les exigences musulmanes, sans pour autant sacrifier à l’esthétisme. A Istanbul et dans la plupart des grandes villes du pays, il est impossible de ne pas croiser ces élégantes qui associent une jupe longue épousant les formes du corps avec souplesse et bon goût, avec une chemise rehaussée d’une veste de tailleur cintrée. Et tout cela est porté par des jeunes filles ou femmes, finement maquillées (yeux et bouche), dont les visages sont encadrés par un voile de soie de haute qualité, savamment compliqué, retenu par de minuscules pinces invisibles. Bref, un modèle d’élégance, de féminité et un brin d’ostentatoire.
Ce voile est porté par des femmes musulmanes pratiquantes et instruites, des citadines en grande majorité, qui entendent ainsi montrer leur choix d’associer leur foi religieuse avec une modernité à laquelle elles sont tout aussi attachées. Pour autant, ce choix, fruit d’une réflexion intellectuelle et individuelle, porte en germe un risque non négligeable ; en effet, l’expérience égyptienne montre que le discours vestimentaire peut, avec le temps, se durcir et amener insensiblement les femmes à porter le voile intégral, et dans le même mouvement, les contraindre dans leur liberté d’aller et venir. D’un choix individuel, on passe à une contrainte incontournable ! Certes, la Turquie n’est pas l’Egypte, mais le risque de surenchère religieuse, ostentatoire, est tout aussi prégnant, et l’on ne peut que croire en ces femmes turques, en leur volonté de rester modernes et tolérantes.
... Au voile intégral
Dès lors qu’il s’agit du port du voile intégral noir, le kara tcharchaf, la démarche devient radicalement différente. Retenu par une épingle au-dessus de la bouche (parfois même au-dessus du nez), il retombe très bas sur les épaules, complété par une tenue large et totalement sans forme, noire également, qui ressemble à une grande cape de tissu grossier. Le manque de féminité, de délicatesse, est frappant : l’individu disparaît entièrement derrière la masse imposante de ces tissus épais et lourds qui donnent l’impression d’absorber tout à la fois la lumière et les formes tout entières.
Ce voile-là est la marque du fondamentalisme, qui se développe en particulier dans les milieux les plus démunis des grandes villes. S’il est toujours difficile de définir la limite entre choix individuel et choix contraint culturellement – c’est là toute la question du voile – cette question n’est pas de mise avec ce voile intégral : le port de ce voile naît d’un processus de contrainte, d’obligation pseudo-religieuse. Pour les femmes comme pour les hommes, il n’est pas imaginable qu’une femme ne porte pas ce voile : tout choix individuel est exclu, tout raisonnement personnel interdit. Aucun compromis, aucune exception, aucune confrontation avec les autres n’est envisageable : c’est là la marque de l’intégrisme, redoutable en tous points. Néanmoins, ce phénomène demeure encore largement marginal en Turquie. D’ailleurs, la grande majorité des Turcs condamne ce type de voile.
Plusieurs types de voiles cohabitent donc en Turquie, qui chacun relève d’une démarche et/ou revendication différente. Néanmoins, la distinction faite ici de façon stricte, à des fins didactiques, n’est pas aussi évidente dans la pratique. De fait, il existe de forts amalgames entre le voile traditionnel et celui musulman ; par ailleurs, si le voile musulman indique une démarche religieuse plus marquée, il porte en germe un risque de glissement du hidjab au kara tcharchaf.
Or, c’est cette complexité, ce mélange des significations qui demeure problématique, notamment dans le contexte actuel. Car la Turquie traverse actuellement une crise identitaire : tiraillée entre son désir de modernité et de conservation de sa culture, on voit naître une tendance au renforcement du phénomène religieux. Le conflit identitaire s’est ainsi cristallisé autour de la question religieuse, d’autant plus avec le contexte international : confrontation entre monde judéo-chrétien et monde musulman, réticences des pays européens vis-à-vis de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, radicalisation de certains pays musulmans proches de la Turquie… Tout cela contribue à focaliser le débat identitaire turc sur sa part religieuse de façon souvent excessive. Le danger est grand de voir ce pays entrer dans une phase de surenchère religieuse : cela aurait indéniablement des conséquences sur les pratiques en matière de port du voile, mais surtout représenterait un repli, un renfermement du pays. Au final, le pays perdrait l’une des qualités qui font son charme : ce mélange de femmes voilées et non-voilées, se côtoyant les unes les autres ; ce chatoiement, cette diversité des voiles qui attirent l’œil, mais aussi les magnifiques chevelures des stambouliotes, laissées libres au vent du Bosphore ; ce mélange des tenues vestimentaires, enfin. Et c’est un spectacle qui ne laisse de surprendre de voir deux jeunes femmes marcher et rigoler ensemble, l’une voilée, l’autre non, sans se soucier de rien, dans un complet respect l’une de l’autre… Un bel exemple de vivre ensemble !