À la fin du mois d’avril dernier, un procureur d’Ankara a rejeté le recours d’une association de femmes qui contestait le droit des premières dames turques (Hayrünnisa Gül, l’épouse du président de la République et Emine Erdoğan, l’épouse du premier ministre) de porter le foulard islamique, dans les cérémonies officielles. Cette décision judiciaire intervient après les multiples incidents provoqués, au cours des deux dernières décennies, par le port du voile en Turquie. Clot-elle pour autant définitivement le débat ?
Revendication emblématique des partis islamistes turcs « Refah » et « Fazilet », dans les années 1980 et 1990, le port du « Turban » a d’abord été le fait des étudiantes. Interdit à l’université par deux décisions de la Cour constitutionnelle, en 1989 et 1991, le port de ce foulard islamique noué derrière le cou (de création récente) est revenu à l’ordre du jour, en février 2008, lorsque par une révision constitutionnelle, le gouvernement de l’AKP a tenté de lever cette interdiction en vain, la Cour constitutionnelle s’y étant à nouveau opposé. Depuis, la situation du « Turban » sur les campus est incertaine. Officiellement interdit, il est pourtant souvent toléré, notamment dans les universités privées.
Toutefois, depuis la fin des années 1990, c’est également au sommet de l’Etat turc que le « Turban » défraye de plus la chronique. À cet égard, rappelons quelques dates et quelques événements marquants. En 1999, une députée du « Fazilet Partisi », Merve Kavakçı, fraichement élue, pénètre, la tête couverte, dans la Grande Assemblée Nationale, pour y prêter serment. Elle est expulsée manu militari de l’hémicycle, et sera même par la suite déchue de sa nationalité turque. Le 29 octobre 2003, alors que l’on célèbre la fête nationale, pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, le président laïque, Ahmet Necdet Sezer, refuse d’accueillir au Köşk (sa résidence de Çankaya), les femmes des ministres du parti majoritaire. Nouveau scandale et nouvelles polémiques ! Mais le plus spectaculaire est encore à venir… Lors des semaines qui précèdent l’élection présidentielle de 2007, le « Turban » devient un véritable abcès de fixation dans le conflit qui voit durement s’affronter le parti gouvernemental au camp laïque. L’une des raisons majeures invoquée par ce dernier, pour s’opposer à la candidature présidentielle de Recep Tayyip Erdoğan ou à celle d’Abdullah Gül, est en effet, le couvre-chef de leur épouse ! Finalement, Abdullah Gül est élu et le cauchemar des « laikçi » se réalise : le « Turban » d’Hayrünnisa pénètre dans le « Köşk ». Par la suite, on s’est habitué à voir les foulards multicolores d’Hayrünnisa et les « Turbans » plus classiques d’Emine dans les cérémonies officielles et les conférences internationales, alors même que nombre de premières dames de pays musulmans y viennent têtes nues (sur la photo Hayrünnisa Gül en compagnie d’Asma El-Assad, l’épouse du président syrien, lors d’une rencontre bilatérale turco-syrienne récente).
Pourtant, cette pratique doit-elle être considérée comme un usage toléré ou comme un comportement désormais officiellement admis dans un pays laïque particulièrement sensible sur le sujet ? C’est bien la question qui était posée récemment à ce procureur d’Ankara par une organisation féministe.
Rappelons que très récemment le « Turban » d’Emine Erdoğan a ravivé la polémique, en étant au cœur d’un incident grave, qui s’est produit le 2 février dernier à l’Assemblée nationale. Le premier ministre ayant raconté, en effet, lors d’une interview télévisée, qu’en 2007, en raison de son voile, son épouse s’était vu interdire l’accès du GATA (Hôpital militaire de Gülhane à Istanbul), où elle voulait rendre visite à un acteur célèbre (Nejat Uygur) qui y était hospitalisé, Osman Durmuş, un député du MHP s’était demandé, goguenard, comment on avait « pu oser refuser l’entrée du GATA à la femme d’un premier ministre qui est considéré comme un prophète. » Pour comprendre le fin mot de l’histoire, il faut rappeler que ce commentaire faisait allusion à un discours prononcé par le responsable AKP de la province d’Aydın qui, en novembre 2009, avait qualifié Recep Tayyip Erdoğan, de nouveau prophète. L’intervention sarcastique du député nationaliste avait provoqué la colère du premier ministre et une bagarre entre députés de l’AKP et du MHP. Interrogé par la suite sur l’interdiction d’accéder au GATA faite à l’épouse voilée du chef du gouvernement turc, le chef d’état major, Ilker Başbuğ, s’en était étonné en expliquant qu’il s’agissait probablement d’une manifestation inopportune de zèle de la part de la sentinelle de service.
On sait pourtant que des signes religieux comme le port de la barbe ou celui du « Turban », sont rigoureusement prohibés dans les enceintes militaires en Turquie, et que le port du foulard islamique demeure officiellement interdit aux étudiantes et aux fonctionnaires. La décision du procureur d’Ankara vient donc consacrer une évolution politique qui s’est produite, au sommet de l’État, depuis l’élection d’un président dont l’épouse est voilée. Elle entérine ce qu’implique nécessairement une telle élection, c’est-à-dire la présence d’une première dame portant le « Turban » dans les cérémonies officielles. Pour autant, même au sommet de l’État, la décision du procureur d’Ankara ne règle pas définitivement tous les problèmes. En effet, on peut se demander ce qu’il en est désormais pour les députées de la Grande Assemblée Nationale. Après l’affaire Merve Kavakçı, l’AKP a certes choisi de faire profil bas dans l’enceinte du Parlement, toutes ses députées (dont le nombre a augmenté récemment d’ailleurs) acceptant de siéger dévoilées. Mais que se passera-t-il si demain le « Turban » tente de réapparaître dans les travées parlementaires ?
JM