A minuit, l’autocar immatriculé en Turquie quitte le centre d’Erevan, devant le siège d’une agence de voyage proche de l’Opéra, et part pour Istanbul. Des autocars font ce trajet deux fois par semaine.
Dossier paru sur Hegtonline
Traduit en français par G. Festa sur le site Yevrobatsi
Il existe aussi trois autres agences dont les autocars partent de la gare routière à Erevan vers ce pays avec lequel l’Arménie n’entretient pas de relation diplomatique. Un autocar part aussi de Vanadzor vers la Turquie une fois par semaine. Deux fois par semaine, des vols font l’aller retour entre Erevan et Istanbul. Durant la saison estivale, il y a aussi un vol hebdomadaire d’Erevan à Antalya, sur la côte méridionale de Turquie. Chaque mois, en moyenne, le nombre de gens voyageant en Turquie depuis l’Arménie s’élève à 2 500. Sur un an, ce chiffre atteint environ 30 000.
D’après les lois sur les passeports existant entre l’Arménie et la Turquie, les citoyens de république d’Arménie bénéficient d’un visa touristique de trente jours. Obtenir un visa n’est guère difficile. Les gens qui voyagent en Turquie par autocar en obtiennent un à la frontière, tandis que ceux qui utilisent l’avion l’obtiennent à l’aéroport d’Istanbul ou d’Antalya, au prix de quinze dollars.
En octobre 2007, Sukru Elekdag, vice-président du Parti Républicain du Peuple en Turquie, déclarait au Parlement : « 70 000 immigrés clandestins d’Arménie travaillent en Turquie ». En réponse, Besir Atalay, ministre turc de l’Intérieur, présenta les chiffres suivants : 53 108 personnes sont entrées d’Arménie en Turquie en 2007, et la même année 53 359 Arméniens ont quitté la Turquie. Il précisa aussi qu’en 2007 huit citoyens arméniens furent expulsés de Turquie en tant que clandestins. Il est difficile de dire si ces statistiques sont exactes. Néanmoins, lors de notre séjour d’une semaine à Istanbul, nous avons rencontré de nombreux Arméniens vivant clandestinement dans le pays depuis des années. Nous en avons aussi rencontré qui ont déjà obtenu la citoyenneté turque. Aucun organisme gouvernemental en Arménie n’a jamais commenté les chiffres qui ont été publiés.
Beaucoup de ceux qui voyagent dans notre autocar ne savent même pas que l’Arménie n’a pas de relations diplomatiques avec la Turquie. Je suppose que c’est parce qu’ils n’ont aucun problème pour entrer en Turquie. Ils n’ont qu’à payer leurs quinze dollars à la frontière et la Turquie ouvre grandes ses portes aux Arméniens. Les gardes frontière géorgiens sont bien plus sourcilleux. Avant notre arrivée à la douane de Bagratashen, Ali, l’un de nos chauffeurs, lance cet appel : « Tous ceux dont le passeport n’est pas valide doivent payer dix dollars de plus ! » J’ignore combien le font, mais une somme assez coquette est réunie par Ali qui remet le tout aux gardes frontière géorgiens. Je demande à un type de Vanadzor assis à côté de moi : « Quel peut être le problème avec les passeports ? » Il me répond : « Soit les pages sont abîmées, soit le film plastique couvrant la photo s’est effiloché. » Je vérifie rapidement les pages de mon passeport, tout semble normal. Puis Ali ramasse tous nos passeports et l’argent dans son autre main il se dirige vers le poste frontière. Naturellement cet argent payé aux gardes est censé aussi nous permettre de franchir rapidement la frontière. Après une heure d’attente, nous entrons en territoire géorgien. Plusieurs heures plus tard, au milieu de la nuit, nous nous retrouvons à nouveau à la frontière géorgienne. Mais cette fois c’est la ville turque d’Atvin qui se trouve de l’autre côté. A nouveau les autorités géorgiennes nous font attendre. L’officier géorgien chargé de contrôler les passeports, une femme, vérifie tous les passeports au peigne fin. Elle prend mon passeport, commence à l’agiter un peu, glisse un ongle ici et là, puis le tamponne et me le rend. De retour dans l’autocar, je remarque que le film plastique sur ma photo est relevé sur un angle. Une femme de Gumri, assise à côté de moi dans l’autre file, remarque aussitôt ma perplexité et me dit en riant jaune : « Elle a fait ça pour te demander dix dollars de plus au retour ! » Cette femme avait réponse à quasiment toutes nos questions : où nous nous arrêterions sur la route, à quelle heure, etc.
Après avoir traversé la ville de Spitak en Arménie, notre autocar s’arrêta pour prendre six autres passagers qui attendaient le long de la route. Une femme d’environ cinquante ans monta et s’écria aussitôt : « Ca alors ! Notre Ali a changé les coussins des sièges… » Apparemment tout le monde dans l’autocar connaissait Ali et venait le voir pour lui parler de tel et tel sujet.
La femme originaire de Gumri donnait des conseils à un couple venu de Vanadzor, assis un rang derrière elle et qui venait à Istanbul pour la première fois. « Sans vous en rendre compte, ces gens vous prendront tout ce que vous avez ! », leur disait-elle, un sourire malicieux aux lèvres. « Jeune homme, je fais l’aller retour depuis seize ans ! », précisa-t-elle à cet homme attentif, venu de Vanadzor. Je fis mentalement le calcul : cette femme venait en Turquie depuis 1992. Date à laquelle les Arméniens commencèrent à voyager en Turquie, pour transporter des marchandises. « Maintenant tout le monde fait le voyage ! Ah, quelle époque c’était ! Ils m’appelaient kozhi printsesa [la princesse de cuir]. J’étais la seule à transporter du cuir. Tout le monde me connaissait et venait frapper à ma porte pour en avoir. Mais ce n’est plus rentable pour nous maintenant ! », ajouta-t-elle, avec un brin de regret. « Tu vois ce gars Hamlet ici ? C’est moi qui l’ai emmené à Istanbul la première fois et qui lui ai tout appris. Maintenant il croit qu’il est devenu un boss, avec sa façon de parler et tout ça. Un jour, je l’ai pris à part et je lui ai dit : « Alors, tu as tout oublié ? Tu as une amnésie sélective ou quoi ? Tu te sens gêné ? » » Elle était intarissable. Voilà quelles furent les discussions trente-six heures durant à divers endroits dans l’autocar. Les gens étaient à l’aise, comme s’ils oubliaient la longueur du voyage. C’était pour eux une routine quotidienne.
« Sen gal ma, gyal ma sen ! » [« Allez, viens, viens ! »] – ce bruyant refrain d’une chanson turque, qui passait sans arrêt, m’avait déjà réduit le cerveau en miettes. Les mots résonnent encore dans ma tête aujourd’hui. Unique répit que nous avions par rapport à cette musique turque que passaient les chauffeurs, une fois partis d’Erevan, les arrêts à la frontière. Nous étions assis au second rang derrière le chauffeur, si bien qu’on avait un panorama libre. Mais ce ne fut guère profitable, vu le raffut sonore continuel qui nous assourdissait. La musique turque nous aurait mieux accompagnés sur notre route vers Istanbul, si je n’avais pas proposé de voir un ou deux films. Là aussi, nous n’eûmes guère de chance. Tout notre choix se résuma à quelques films chinois bon marché ou du porno soft par intermittences. Nous détournions le regard en grognant lorsque certaines scènes plus érotiques apparaissaient. Mon Dieu, des enfants de dix ans regardaient ! Il suffit de dire que notre voyage de trente-six heures fut plein à craquer de ce genre de mauvais gags ; musique turque, films idiots, quelques casse-croûte et autres odeurs désagréables. Mais il fallait s’y attendre ! L’autocar est le moyen le plus économique d’aller à Istanbul pour 80 dollars…
Hamlet et sa femme vivent à Istanbul depuis huit ans maintenant. « Je cloue les semelles dans une fabrique de chaussures », dit-il. Ils envoient des marchandises par cargo à leurs proches en Arménie qui, à leur tour, les vendent. Hamlet nous précise qu’il a l’intention de revenir en Arménie en août prochain. Je l’ai cru à ce moment-là. Les jours suivants, après avoir rencontré et parlé avec d’autres Arméniens de république d’Arménie, j’ai compris que s’ils parlent tous de revenir, en fait ils continuent à rester en Turquie.
« La police nous connaît tous, sait où nous vivons, etc. S’ils le voulaient, ils pourraient nous ramasser tous en une nuit et nous expulser. » Telle est la réponse d’Hamlet, quand je l’interroge au sujet des dangers qu’il court, s’il est pris comme clandestin en Turquie. Je ne saisis pas pourquoi Hamlet utilise en particulier le mot « nuit ». Est-ce pour dramatiser plus que nécessaire le danger ou est-ce parce que la police est déjà venue le voir une nuit ? Mais quelques jours après, après avoir rencontré un jeune homme de 21 ans, originaire d’Erevan, je réalise que leurs journées sont faites d’angoisse.
Ce jeune homme dont je parle revient chez lui après son travail et ne part jamais avant que le matin ne se lève. Son domicile se constitue d’une pièce de huit mètres carrés, réduite à l’essentiel et semblable à une cellule. Le jour de notre visite, même l’électricité ne marchait pas. Ses voisins arméniens, une mère et son fils originaires d’Erevan, représentent son unique réconfort. Les Arméniens de république d’Arménie résident essentiellement dans le quartier de Bayazit, près des rues Tyatro, Gedikpasha et les étroits passages de Kumpaki, dans la vieille ville. C’est dans cette zone que sont situés la plupart des magasins de chaussures, de vêtements et de maroquinerie et que se trouvent aussi le Patriarcat arménien et l’église protestante arménienne Sourp Hovhannes [Saint Jean]. La présence arménienne est palpable où que les regards se tournent. Vous trouvez même des affichettes aux devantures des magasins faisant de la publicité pour les tarifs de téléphone vers l’Arménie. Peut-être ces Arméniens se sont-ils rassemblés dans les rues entourant le Patriarcat en vertu de quelque instinct ? Je ne sais. Ou peut-être quelque peur secrète les a-t-elle conduits à rechercher notre Sainte Mère l’Eglise arménienne d’Istanbul ? Cela pourrait s’expliquer aussi par la présence d’ateliers avec tout le matériel nécessaire et la possibilité d’y louer des appartements bon marché.
Des gitans et des Kurdes venus de province vivent dans ces rues avec les Arméniens. Devant les hôtels bon marché, qui fourmillent, vous trouvez des jeunes filles faisant le plus vieux métier du monde. Il y a aussi de nombreux night-clubs et discothèques avec des types dans la rue invitant le passant insouciant à entrer…
Les cars de police patrouillent en permanence dans ces rues. L’immeuble hébergeant le centre de rétention de la police réservé aux étrangers en situation irrégulière et autres délinquants se trouve aussi dans ce quartier. Depuis les barreaux des fenêtres, on peut voir les maillots et les sous-vêtements des prisonniers sécher au soleil. Et derrière certaines de ces fenêtres à barreaux, un ou deux visages se laissent parfois deviner. Dans la rue en face de cet édifice imposant une file ininterrompue de restaurants dont on entend la musique mêlée aux rires des fêtards. Et après une promenade de dix minutes, vous tombez sur la mer de Marmara.
En fait, la majorité des Arméniens de république d’Arménie vivent ici clandestinement. Une fois que leur visa de trente jours est expiré, ils sont obligés de quitter le pays. « C’est vrai, on est clandestins. S’ils voulaient, ils pourraient nous expulser tous ! Mais ils ne le font pas. Quand on se fait prendre, on leur file dix ou vingt dollars et ils nous laissent partir », précise un jeune homme de vingt et un ans, originaire d’Erevan, qui travaille dans la joaillerie.
Hamlet reconnaît : « On a quitté notre pays et voilà dans quel pétrin on se retrouve ! » Je sais bien qu’il dit cela simplement pour se justifier, mais ce n’est pas à moi de lui faire un reproche. Ces Arméniens, comme ceux de Los Angeles, souffrent d’un certain complexe. Tous tentent constamment de justifier les raisons de leur présence ici. Hamlet précise qu’il regarde la chaîne de télévision arménienne H1 par satellite. Je demande à une autre Arménienne si ses enfants vont à l’école ici en Turquie. Elle me répond : « Quelle école ? Il n’y a pas d’école. Laissons les enfants travailler et ramener à la maison un peu d’argent ! C’est mieux que de ne rien faire, non ? » A Istanbul, dans beaucoup de familles arméniennes de république d’Arménie, les enfants sont privés d’éducation. Et même si leurs parents voulaient qu’ils aillent en classe, ils ne pourraient pas car les lois turques interdisent aux enfants de ceux qui ne sont pas citoyens turcs d’aller à l’école.
Gayaneh, une Arménienne de Bolis [Istanbul], note : « Kumkapi est de nouveau habité par des Arméniens ! Qui l’aurait cru ? » Elle a été notre guide à Istanbul, nous montrant les quartiers arméniens de la ville et les églises. Au tournant du siècle dernier, Kumkapi était un quartier peuplé d’Arméniens. Et aujourd’hui, grâce à l’afflux d’Arméniens de république d’Arméniens, il le redevient.
Gayaneh poursuit : « Avant, on avait peur de parler arménien en dehors de chez nous. On ne parlait que turc. Un jour, j’ai remarqué deux femmes dans le tramway qui parlaient arménien à haute voix devant tout le monde, sans aucune crainte. J’ai réalisé alors dans quelle peur on avait grandi et où on vivait.. Lentement mais sûrement, nous aussi on s’est mis à parler arménien en public. Je parle de ma génération qui en veut, les héritiers de ceux qui après le génocide ont réussi quand même à rester Arméniens ici. »
De retour à Erevan, je me souviens comment nous nous retrouvions invariablement à descendre la rue où se trouve le Patriarcat arménien et où vivent les Arméniens. Je ne pouvais en rien comprendre pourquoi nous déambulions le long de ces rues, ces rues peuplées d’Arméniens.
à suivre