Indiscutablement, la Shoah est le pire crime contre l’humanité du XXe siècle. Comme Recep Peker le disait en 1947, « l’antisémitisme restera la honte du XXe siècle ». Aucune autre déclaration ne pourrait indiquer l’étendue de la tragédie. C’est apparemment ce que pensait Stanford Jay Shaw, qui choisit de terminer par cette citation son livre Turkey and the Holocaust (La Turquie et la Shoah).
Stanford J. Shaw (1930-2006), a été un éminent professeur de l’histoire turque et ottomane ; il a été fait docteur honoris causa des universités de Harvard et Boğaziçi, et reçu la médaille d’honneur, pour l’ensemble de son œuvre, remise par l’Association américano-turque, le programme Fulbright et la présidence de la République turque. Il a également été élu membre honoraire de la Société d’histoire turque et de l’Académie des sciences de Turquie. Après son retrait [de l’université de Los Angeles], il a enseigné à l’université Bilkent d’Ankara.
Que Shaw fût un chercheur rigoureux et enthousiaste, cela se voit en lisant La Turquie et la Shoah, dont chacune des trois parties s’appuie sur des documents pertinents, aussi bien que sur des illustrations, et une recherche intensive dans les sources imprimées.
La Turquie et la Shoah raconte comment la Turquie a réussi à sauver des milliers de Juifs, alors que beaucoup de pays n’avaient d’autre choix que de collaborer avec les autorités allemandes, et d’envoyer leurs Juifs vers les camps de la mort.
Dans la première partie, l’auteur montre comment la Turquie a accueilli des Juifs chassés de leur profession par les nazis, avant le déclenchement de la guerre. Ce n’est pas une première pour la Turquie, qui avait déjà accueilli des Juifs à l’époque ottomane, et pendant les premières années de la République, comme l’indique brièvement l’auteur dans une brève introduction. Shaw utilise en l’occurrence les conclusions d’un autre travail important, The Jews of the Ottoman Empire and the Turkish Republic (Les Juifs sous l’Empire ottoman et la République turque), publié en 1991.
Cette brève introduction donne le cadre nécessaire pour comprendre plus nettement les chapitres suivants, où sont évoqués la « question juive » en Turquie et le calamiteux « impôt sur la fortune » [1]. Dès le premier chapitre, le lecteur se trouve au cœur des années 1930. Shaw doit aussi être apprécié pour sa capacité à montrer comment les problèmes des universitaires n’ont pas pris fin avec leur arrivée en Turquie. Le difficile apprentissage de la langue turque, afin de concourir au développement de la science dans ce pays, montrent les deux côtés de la médaille. Un aspect très important de La Turquie et la Shoah, c’est l’étude des différents points de vue. Par exemple, tout en parlant de l’aide turque aux Juifs européens, il révèle également une autre dimension du problème, à savoir, les Turcs israélites et la montée de l’antisémitisme en Turquie.
Plus de 20 000 Juifs sauvés
Dans la deuxième partie (« Le rôle de la Turquie dans le sauvetage des Juifs pendant la Shoah »), l’auteur met en lumière les succès obtenus par la diplomatie turque en France et en Grèce, succès qui ont permis de sauver la vie de milliers de Juifs. Principalement en France, il y avait beaucoup de juifs d’origine turque qui ont perdu leur citoyenneté dans les premières années de la République avec les nouvelles lois sur la citoyenneté. Outre ces juifs, d’autres reçurent des passeports et des certificats de nationalité par les diplomates turcs, qui, ce faisant, mirent parfois en danger leur propre vie. L’intervention diplomatique turque afin d’empêcher l’application des lois antijuives comme la mise sous scellés d’appartements ou de la mise sous séquestre des entreprises, a été réussie dans la plupart des cas, ce que démontre Shaw dans son livre, par des documents pertinents ― principalement des lettres diplomatiques. Il est important de noter ici que les documents sont présentés de telle façon que le livre de Shaw n’est pas un livre d’histoire purement évènementielle. Au contraire, ces éléments de la vie réelle rendent la lecture du livre plus fluide. Dans cette partie de La Turquie et la Shoah, les anecdotes sur les diplomates turcs qui ont aussi protégé les juifs de la déportation vers les camps montrent au lecteur que tout le monde, en Europe, n’a pas accepté « l’inhumanité de l’homme envers l’homme ». Un autre livre remarquable a été publié sur le comportement héroïque de diplomates turcs : Emir Kıvırcık, Büyükelçi (L’Ambassadeur), consacré à l’ambassadeur de Turquie à Paris, M. Behiç Erkin, qui a sauvé la vie de plus d’une vingtaine de milliers de Juifs européens. Les efforts d’Erkin, ainsi que des autres diplomates qui ont mis en danger leur propre vie, sont également indiqués dans les travaux de Shaw.
La troisième partie, intitulée « Le sauvetage des Juifs depuis Istanbul », donne au lecteur une passionnante leçon d’histoire. Dans cette partie, on peut également trouver le conflit des intérêts des Etats, tandis que les personnes plutôt se concentrer sur le sauvetage des vies au niveau individuel. Elle est très facile à lire et passionnante. Comment les agents juifs, américains, allemands et britanniques opèrent dans le même quartier constitue en quelque sorte une scène pour film d’espionnage, qui ne serait pas très plausible pour les spectateurs d’aujourd’hui. Par conséquent, ce point suscite chez le lecteur un intérêt différent de celui porté aux des deux autres parties.
La Turquie et la Shoah tient une place importante dans la littérature sur la Seconde Guerre mondiale, et éclaire de nombreux aspects inconnus de cette époque en Turquie. Shaw termine son livre par une brève conclusion (une page). Il résume les raisons pour lesquelles la Turquie, n’est, en fait, pas restée neutre pendant la Seconde Guerre mondiale. Les conflits internes et externes sont une fois de plus indiqués dans cette dernière partie. Stanford Shaw donne aussi des exemples montrant que la Turquie actuelle accueille toujours de nombreux réfugiés, venus du monde entier. En dépit de la grande idée sur l’humanité, exposée dans la dernière, on se demande encore comment le genre humain a tendance à aller, pareillement, en deux sens opposés : à l’humanité et à la cruauté.
Stanford Jay Shaw, Turkey and the Holocaust. Turkey’s Role in Rescuing Turkish and European Jewry from Nazi Persecution, 1933-1945, Londres/New York, MacMillan Press/New York University Press, 1993.