Loin de la rhétorique simpliste de l’opinion parue dans Le Monde du 29 janvier et du caractère fallacieux de l’argumentation développée par le groupe de parlementaires UMP-PPE qui en est l’auteur, il nous a semblé important de rappeler la réalité du processus de négociation en cours avec la Turquie.
Rappelons tout d’abord que la Turquie est le pays dont la candidature est la plus ancienne : dès 1963, elle signait un accord d’association qui prévoyait, à terme, son éventuelle adhésion ; en 1999, le statut officiel de candidat lui était attribué, c’est-à-dire qu’elle était reconnue comme ayant vocation à intégrer l’UE et que son caractère européen ne faisait pas débat. C’est finalement en 2005, après plus de quarante ans d’un long processus de rapprochement, que les pourparlers d’adhésion se sont officiellement ouverts.
A la lecture de cet article, nous avons été frappés par la déconnexion entre cette réalité d’une négociation longue, difficile et exigeante, et la succession d’arguments volontairement trompeurs, où l’on devine le dessein de M. Lamassoure et de ses collègues de jouer avec les peurs et de réveiller les fantasmes autour de la candidature turque. Ce n’est là que l’expression de l’irrationnel et du subjectif qui caractérise leur relation à cette nation. Ainsi, instrumentaliser l’imaginaire lié à des pays comme l’Irak ou la Syrie pour créer volontairement de l’inquiétude sur les futures frontières de l’Europe est un exemple de ce procédé pernicieux.
On ne peut sérieusement aborder la question turque sans mener une réflexion globale sur la nature du projet européen. Dans un monde en mutation permanente, qui peut encore croire en une Europe figée à jamais par des « critères géographiques », entendons ethniques, culturels ou même cultuels ? Critères géographiques par ailleurs fortement discutables, et qui n’ont rien d’évident, contrairement à ce que laissent entendre ces députés. La seule conception dynamique valable est celle d’une Europe des valeurs, valeurs politiques et démocratiques, qui ont toujours guidé la construction d’une Europe forte et solidaire.
L’évocation du coût de l’entrée de la Turquie pour le budget actuel de l’Union est par ailleurs révélatrice de la vision étriquée dans laquelle s’enferment ces parlementaires conservateurs. N’ont-ils pas davantage d’ambitions pour l’Europe ? Il est irresponsable de laisser croire qu’une entrée présentée comme immédiate de la Turquie déstabiliserait notre budget et menacerait la construction d’une Europe politique. D’une part, cette adhésion n’est à envisager qu’à moyen ou long terme et, d’autre part, nous voulons croire qu’à cet horizon nous aurons su nous doter d’un authentique budget capable de porter un projet politique courageux s’inscrivant dans la durée. Sans cela, Turquie ou non dans l’Union, l’Europe politique attendue depuis un demi-siècle ne restera qu’un voeu pieu.
Parce que ce processus sera long, évaluer l’adhésion turque à l’aune du contexte politique actuel n’a aucun sens. C’est pourquoi présenter les questions arménienne et chypriote, ainsi que celles de la liberté d’expression, de presse ou d’association comme des obstacles indépassables, revient non seulement à occulter les progrès décisifs réalisés depuis le début des négociations, mais aussi à nier la capacité de l’UE à accompagner la Turquie dans ces réformes que nous exigeons par ailleurs. C’est précisément l’espoir d’adhésion qui permet de porter nos exigences, celles d’avancées démocratiques, de progression de l’histoire d’un peuple vers l’intégration politique dans un continent en paix. Seule l’adhésion est porteuse d’espérance, parce qu’on ne peut construire un avenir individuel ni un avenir collectif sur la base de la suspicion. Et puis, qu’ils se rassurent ! Car si cela leur a échappé, il n’a jamais été question d’une Turquie dans de l’Union sans finalisation rigoureuse de ces indispensables réformes démocratiques.
Il n’est donc somme toute pas surprenant que ces parlementaires terminent leur article par un appel à l’Union de la Méditerranée comme moyen d’imposer à la Turquie une alternative à l’adhésion. C’était donc cela, ce fameux « partenariat privilégié » proposé à la Turquie par la droite française.
Est-il nécessaire de rappeler les démentis répétés de Nicolas Sarkozy qui, suite aux critiques virulentes de partenaires européens et méditerranéens dénonçant un projet conçu comme un alibi antiturc, soutenait n’avoir d’autre dessein que l’objectif bien louable de relancer la coopération euroméditerranéenne. Qui faut-il donc croire ? M. Sarkozy, les parlementaires de sa majorité, ou bien ses ministres, ambassadeurs et représentants au Parlement européen chargés de promouvoir cette initiative... ?
Face à ces contradictions permanentes, à ces messages changeants selon les interlocuteurs, la crédibilité même du projet tel qu’il sera porté par la future présidence française de l’Union risque d’en pâtir. La présidence française doit être exemplaire et modeste, nous attendons d’elle qu’elle respecte la parole donnée et les engagements pris tant envers la Turquie qu’envers ses partenaires européens. Le sérieux doit prendre le pas sur la cacophonie qui émane de ce qui est aujourd’hui perçu comme un cavalier seul français.
Enfin, se défausser de toute responsabilité par le biais d’un référendum « spécial Turquie » en jouant les peuples les uns contre les autres sur la base de propos qui attisent les peurs, ne fait pas honneur à leur rôle d’élu et révèle une conception de la politique qui n’est pas la nôtre.
Nous appelons donc à faire preuve de cohérence et de responsabilité en offrant aux Français le débat digne, argumenté et contradictoire qu’ils sont en droit d’attendre sur une question aussi essentielle et stratégique que celle de l’entrée de la Turquie dans l’UE.
Kader Arif, député européen (PSE France) ;
Carlos Carnero, député européen (PSE Espagne) ;
Pasqualina Napoletano, députée européenne (PSE Italie) ;
Jan Marinus Wiersma, député européen (PSE Pays-Bas).