L’une des histoires récentes les plus intéressantes que j’ai lue concernait le premier hôtel nudiste de Turquie ouvert à Marmaris, une jolie station balnéaire de la côté égéenne. Voilà un endroit où “les touristes pourraient se livrer en toute liberté sur leur propre plage privée à leur passion du bronzage intégral”. Ce lieu constituerait également « une petite révolution dans la société turque pétrie de conservatisme. »
Si vous vous mettez en quête de ce genre de petites révolutions en Turquie, vous pouvez en trouver d’autres. Des bars gays, des clubs lesbiens par exemple, se sont multipliés dans les grandes villes, ces dernières années. On vient d’ouvrir un établissement de ce genre à Istanbul, il y a quelques semaines.
Mon ami Orhan Kemal Cengiz, liberal et laïque, qui me faisait remarquer ce genre de choses, lors d’un repas il y a quelques jours, me raconta également qu’il prenait dorénavant bien plus de plaisir à dîner dans les trains Ankara –Istanbul. « On a commencé à servir de l’alcool dans les express entre ces deux villes, me dit-il enthousiaste. Je remercie le parti « islamiste » AKP au pouvoir aujourd’hui. »
Ouverture et diversité
Une autre petite révolution - ou alors de taille moyenne- fut liée aux manifestations du premier mai qui furent pour la première fois autorisées sur la place de Taksim à Istanbul, samedi dernier. Après 30 ans d’interdiction, ce ne furent pas que les syndicats mais aussi toutes les organisations marxistes et gauchistes qui déployèrent leurs drapeaux et banderoles rouges avant de marteler leurs chants en plein cœur d’un des lieux les plus animés et les plus fréquentés du pays. « Des communistes athées » pour tout dire, qui trouvèrent là la possibilité de se livrer à leur plus grande démonstration en plusieurs décennies.
Maintenant, si je souhaite avancer que la société turque est en train de “perdre son âme” et de la vendre aux athées, je peux aller cueillir nombre d’exemples de ce type et brosser un tableau plutôt persuasif : et vous lecteurs, d’être alors choqués, éprouvés, ou édifiés, tout dépend de votre point de vue. Mais ce serait alors une image trompeuse, parce que je choisirais soigneusement les faits qui correspondent à mon propos, à ma visée, tout en omettant allègrement les autres, tous ceux qui ne collent pas.
Malheureusement, c’est précisément ce que font certains de mes confrères hyper-laïcards depuis un certain temps maintenant. Leurs déclamations incessantes sur “l’islamisation de la Turquie” menée par l’AKP et son gouvernement est basé sur une compilation de faits soigneusement choisis : nous avons plus de femmes voilées dans nos rues. Il est plus difficile d’obtenir une licence de vente d’alcool dans certaines municipalités AKP. Ou bien les confréries islamiques sont plus actives que jamais dans l’espace social. Et de là, on en déduit la perspective d’une islamisation générale de notre pays. (Et puis, sans doute, nous faudrait-il un petit coup de main de nos enthousiastes généraux afin de sauver “notre république laïque ».)
Ce que je pense plutôt est que toutes ces choses contradictoires – plus de voiles et plus de bars gays- se produisent en même temps et pour la même raison de fond : grâce au capitalisme, à l’urbanisation et à la globalisation, la Turquie est en train de se doter d’une société plus ouverte et plus diverse. Ou, peut-être, la diversité qu’elle a toujours recelé en elle est –elle en train de devenir plus visible. La raison pour laquelle nous avons plus de femmes voilées dans les rues est que les conservateurs en matière de religion sont devenus plus urbains, plus sûrs d’eux-mêmes et plus actifs. Dans le passé, ces femmes-là vivaient dans les zones rurales, le plus souvent à la maison, et mes confrères laïcards n’avaient alors pas le loisir de les voir se promener, de voir qu’elles existaient.)
L’ouverture et la diversité sont visibles sur bien d’autres fronts encore. Les Kurdes, qui ne sont plus des Turcs des montagnes, revendiquent (et obtiennent, en partie) des libertés civiles qu’ils n’auraient pas pu imaginer dans les années 80. Les Arméniens de Turquie, membres d’une communauté qui avait gardé la tête baissée depuis le début de la République (pour des raisons que vous pouvez imaginer), dispose aujourd’hui d’intellectuels de tout premier plan qui pèsent dans les débats nationaux. Pour la première fois, on parle librement à la télévision de ce qu’il advint à leurs ancêtres en 1915.
Tout ces changements ne font pas que renforcer des groupes à l’existence auparavant oblitérée, mais contribuent également à les transformer en profondeur. Les cas des islamistes conservateurs est à cet égard édifiant. Si vous ne lisez que la presse « laïque » turque, vous ne lirez que des motifs de récriminations quant à leurs origines. Mais si vous lisez la presse « islamiste », comme je le fais, vous lirez également des récriminations quant à leur modernisation. Les voix de la vieille école dans ce camp critiquent sans cesse « l’occidentoxication » des jeunes musulmans et le consumérisme dans lequel les politiques de l’AKP ont plongé ces mêmes jeunes générations.
Ce que fait la modernisation
Ce qui se passe ? Tout simplement, la Turquie est en train de se moderniser pour de bon. Et si vous me demandez ce que ça signifie, je dirais que je suis assez d’accord avec sociologue Peter Berger : « la modernisation ne ne sécularise pas », comme l’espèrent les laïcs et comme le redoutent les islamistes. « Elle pluralise, diversifie. »
Et donc voici mon pari quant à ce que la Turquie sera d’ici 10 ans : elle sera un pays encore plus diversifié, un peu comme les États-Unis d’Amérique. Elle disposera certainement de certains sous régions conservatrices sur le mode de ce qu’est la Bible’s Belt, mais aussi de zones ultra libérales, côtières dotés d’encore plus de nights-clubs et de plages nudistes et dieu sait quoi encore. Dans le Sud-Est, la langue et la culture kurdes seront encore plus visibles, donnant peut-être
Se rapprochant de ce que pourrait être un Kurdistan non officiel.
Le camp conservateur sera encore plus bigarré lorsque les communistes athées, sans doute plus verts que rouges, continueront de prouver que leur lutte perdure.
Pour le dire autrement, ce sera un pays encore plus fascinant. Soyons patient, nous verrons bien.