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Imbroglio judiciaire en Turquie dans le cadre l’affaire « Balyoz » : des militaires libérés sont à nouveau incarcérés.

mardi 6 avril 2010, par Jean Marcou

La justice vient à nouveau d’étaler au grand jour les divisions internes qui la travaillent. Le 1er avril 2010, le juge Oktay Kuban de la 12e Cour criminelle d’Istanbul avait créé la surprise en ordonnant la libération de 22 des militaires arrêtés, le 22 février 2010, dans le cadre de l’affaire « Balyoz ». Parmi ces militaires (pour l’essentiel des généraux à la retraite et des officiers d’active) figurait notamment l’ancien chef de la 1re armée, le général Çetin Doğan, accusé d’être le cerveau du plan « Balyoz ». Dès le 4 avril, la formation plénière de la même Cour criminelle d’Istanbul a annulé la décision du juge Kuban, en estimant que ce dernier avait en l’occurrence abusé de son pouvoir discrétionnaire. Il faut dire que le juge Kuban s’était déjà illustré, en faisant libérer plusieurs militaires arrêtés dans d’autres affaires, notamment le fameux colonel Dursun Çiçek, suspect numéro un dans l’enquête sur le « plan d’action contre la réaction », qui avait été arrêté le 30 juin 2009 et libéré le lendemain (cf. notre édition du 18 juillet 2009). Cette nouvelle contradiction ne paraît pas avoir pour autant entamé l’ardeur des procureurs en charge de l’enquête « Balyoz ». Le 5 avril 2010, tandis que les militaires libérés, le 1er avril, se rendaient à nouveau aux autorités judiciaires, la police a procédé à de nouvelles arrestations d’officiers en activité, dans une dizaine de départements différents. Pour leur part, le général Çetin Doğan ainsi que d’autres suspects ne retourneront pas tout de suite en prison, car ils avaient, dès leur libération, fait valoir des problèmes de santé et intégré l’hôpital militaire de Gülhane (GATA).

Quoi qu’il en soit, la libération ratée, qui est intervenue entre le 1er et le 4 avril, montre les dissenssions internes existant au sein la justice turque, au moment où de nombreuses affaires qui sont en cours d’instruction (Ergenekon, plan d’action contre la réaction, plan Cage, Balyoz...) provoquent la mise en œuvre de véritables purges à l’intérieur des forces armées. En effet, si l’arrestation de généraux et d’amiraux à la retraite ayant exercé des fonctions de premier plan, il y a quelques années à peine, est souvent spectaculaire et abondamment commentées par la presse, elles s’accompagnent de nombreux et permanents coups de filets moins médiatisés qui frappent des officiers en activité.

L’affaire « Balyoz » qui concerne la vingtaine de militaires libérés et ré-arrêtés durant la semaine qui vient de s’écouler, a commencé, le 20 janvier dernier lorsque le quotidien « Taraf » a révélé l’existence d’un plan militaire portant le nom « Marteau de forge » (« Balyoz » en turc). Élaboré en 2003, peu après l’arrivée de l’AKP au pouvoir (novembre 2002), ce plan aurait eu pour premier objectif d’organiser une série d’attentats à la bombe contre des mosquées, en particulier contre les mosquées de « Fatih » et de « Beyazit », qui comptent parmi les plus fréquentées d’Istanbul pour provoquer des mouvements de panique, au moment de la prière du vendredi, et inciter les fidèles ensuite à manifester violemment. Ces activités de déstabilisation auraient été suivies par une série d’initiatives visant à accroître le chaos : incidents aériens entre la Turquie et la Grèce, organisations de manifestations républicaines laïques, et attaques au cocktail Molotov contre le musée de l’aviation de Yeşilköy, à Istanbul.

Le plan en question aurait été principalement élaboré par des généraux aujourd’hui à la retraite (notamment le général Çetin Doğan) et approuvé par une assemblée de 162 membres des forces armées dont 29 généraux. Il est détaillé par un document de près de 5000 pages, qui vante en particulier les méthodes du coup d’Etat du 12 septembre 1980, et décrit l’AKP comme un parti fondamentaliste, faisant le jeu des Etats-Unis et de l’Union Européenne contre la République laïque. Il analyse la victoire du parti de Recep Tayyip Erdoğan, avant tout comme la conséquence d’un vote protestataire et plaide pour une coordination de l’action des associations laïques les plus en vue, des partis d’opposition et des forces armées pour reprendre en main la situation.

Dès le lendemain de sa révélation, le plan « Balyoz » avait provoqué de violentes altercations entre l’armée et le gouvernement. “Personne ne peut accepter les allégations formulées” avait déclaré le chef d’état major, İlker Başbuğ, en disant que ceux qui diffusaient de telles informations, alimentaient les tensions et les risques de destabilisation de la société turque. Le chef d’état major et le général Cetin Doğan avaient expliqué que le plan « Balyoz » était un scénario d’école et que, de toute manière, les coups d’Etat appartenaient au passé. Le 26 janvier, le général Başbuğ avait même haussé le ton, en disant que “la patience de l’armée avait ses limites”. Pour sa part, dès le 22 janvier 2010, le chef du gouvernement Recep Tayyip Erdoğan avait abondamment commenté l’affaire « Balyoz », en évoquant “les tunnels sombres d’Ankara”, pour rappeler les manœuvres menées contre Adnan Menderes, dans les années 50, et contre Turgut Özal, trente ans plus tard. Mettant l’armée au défi de prouver qu’elle était du côté de la démocratie, il avait aussi rapproché le plan « Balyoz » des assassinats inexpliqués de journalistes, au cours des deux dernières décennies en Turquie, en déclarant : « L’histoire révèle les faits et la vérité apparaît progressivement. Nous sommes en train de lever les mystères entourant la mort des journalistes Dink, Ipekçi et Mumcu. Et en faisant la lumière sur ces événements, nous ferons en sorte qu’ils ne se reproduisent plus. » À la fin du mois de janvier 2010, cette polémique avait abouti à l’annulation du protocole EMASYA (un protocole, signé en juillet 1997, au moment du coup d’Etat post-moderne, permettant à l’armée d’agir quand la sécurité et l’ordre public sont en cause, sans l’accord des autorités civiles), notamment parce que le général Cetin Doğan avait justifié le plan « Balyoz » en expliquant qu’il était totalement en conformité avec ledit protocole.

Après 3 semaines de torpeur, l’affaire « Balyoz » s’était ravivée le 22 février 2010, avec l’arrestation d’une cinquantaine de militaires de haut rang, notamment d’une partie de ceux qui siégeaient à l’état-major entre 2002 et 2006. L’armée avait rapidement réagi à ce nouveau coup de filet (la plus importante vague d’arrestations de militaires jamais réalisée en Turquie dans une enquête judiciaire) en qualifiant l’affaire de « sérieuse » et en demandant au gouvernement, et en particulier au vice-premier ministre, Cemil Çiçek, lors d’une réunion ad hoc, de veiller à ce que les militaires arrêtés bénéficient de toutes les garanties judiciaires pour que leurs cas soient examinés de façon objective. Certains commentateurs avaient évoqué alors des pressions exercées par l’autorité militaire sur le gouvernement, à plus forte raison, lorsque le président Gül avait pris l’initiative quelques jours plus tard de convoquer une réunion de conciliation rassemblant le premier ministre, le chef d’état major et lui-même. Finalement, certaines personnalités arrêtées le 22 février, notamment le général Fırtına et l’amiral Örnek avaient été relâchées, d’autres étant maintenues en détention. Ce sont ces dernières pour l’essentiel que le juge Oktay Kuban a tenté de faire libérer le 1er avril, mais cette libération s’est avérée être finalement … un mauvais poisson d’avril.

JM

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Sources

Source : Ovipot, le 05.04.10

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