Tapis de village, tapis de cour, tapis de prière … le tapis se rencontre depuis toujours en Anatolie en tout lieu et toute circonstance. Le tapis turc anatolien se décline souvent dans les couleurs primaires, et dépasse rarement les 10 teintes, il est fortement influencé par le nomadisme et ses motifs sont géométriques, souvent des totems, symboles de la tribu qui quoique convertie à l’islam n’en demeure pas moins fidèle à ses croyances ancestrales et chamaniques. Le tapis tient lieu de mobilier, de revêtement du sol, de couverture, de coussin, de récipient, de selle … voire de berceau. Un turc qui les aime vous dira qu’un tapis ne s’accroche pas au mur mais se vit, tous les jours.
Une française qui les vend au cœur du Grand Bazar d’Istanbul vous le dira aussi et vous fera comprendre combien le tapis est humain car il est le produit d’une histoire, de femmes, souvent. Je veux parler de Florence, grande, calme et posée, brune, les yeux bleus pétillants de son Alsace natale, à Istanbul depuis le milieu des années 80, à la tête de 5 magasins dans le Grand Bazar depuis 1998. C’est la seule femme étrangère à gérer une affaire … parmi les 4000 boutiques que compte cette ville dans la ville.
Ce jour-là, un jeune vendeur de son équipe m’indique qu’elle est à l’étage avec des clients français. Je monte, frappe discrètement et me glisse sur un large banc, à l’ombre d’une pile de tapis. Elle me sourit, nous nous saluons et elle reprend sa présentation. La pièce est tapissée de tapis, sur le sol bien sûr mais aussi aux murs, l’air sent la laine et la teinture, une odeur un peu âcre. Au fur et à mesure, elle fait déplier un tapis qui illustre ses propos. S’amoncellent des kilims de Fethiye et de Sarkoy, des cicims (qui se prononce Djidjim), partiellement recouverts de broderies, des Sumak, des kilims de Van, des Usak, des Bakhtyari, qui ont la grande originalité de présenter sur un même tapis les 3 grandes techniques de production, tissage, broderie et nœuds. L’un d’eux, anodin au premier regard, devient très moderne … au deuxième par ses lignes sobres et son enchaînement de bandes noires et crèmes. Si le client ne le prend pas, je me porterais bien acquéreur …
Mais le jeune couple de Lyon l’a bien regardé aussi et nul doute que ce tapis les a accrochés. En fait, ils cherchaient quelque chose de plus coloré, plus moderne, plus … Florence leur propose à nouveau du thé et les fait parler sur leur décoration intérieure. C’est là son atout : française, elle comprend et visualise très vite ce que signifie le contexte d’une maison en Camargue, un appartement haussmannien ou une longère normande et est à même de proposer le tapis qui se mariera avec l’ensemble. Le jeune couple est emballé par un grand kilim kurde. Mais ils ne pensaient pas acheter deux tapis. Un peu hésitants, ils demandent à réfléchir, réservent le Bakhtyari et s’éclipsent quelques instants pour discuter entre eux autour d’un thé.
Florence sourit. Elle pense qu’ils prendront les deux. Vendre un tapis lui assure évidemment son revenu mais gagner un client est la source d’une satisfaction bien plus grande. Et là est son art, construit au fil des années.
Gagner un client, c’est établir une relation de confiance. Cela nécessite de la culture pour se mettre à la portée de chaque personne qui franchit son seuil, et qui peut-être industriel américain, médecin madrilène ou fonctionnaire toulousain. Gagner un client nécessite du temps et de la patience car les gens ne se dévoilent pas tout de suite. Un même client peut revenir plusieurs fois et n’acheter que quelques années après le premier verre de thé qu’elle lui aura offert. Gagner un client nécessite d’aller vers lui, ce qui peut être compliqué : culturellement, les français sont assez méfiants et ne sont pas très ouverts à l’autre, ils en ont parfois peur et ont surtout le sentiment de se déposséder s’ils donnent, y compris d’eux même. Ceci est à l’inverse d’une démarche basée sur l’échange, fondamental dans une civilisation, turque par exemple, construite sur le Commerce avec l’autre, où donner pour recevoir est le moteur de toute Relation.
Curieuse, je lui demande d’où viennent donc ses tapis. « J’ai trois sources principales : le paysan qui vient vendre ses tapis, cela reste bien sûr marginal mais ce sont souvent des pièces originales par leurs motifs et donc leur histoire, mon réseau de rabatteurs, qui se promènent dans les campagnes et à qui je donne instructions d’acheter, par exemple, des Bakhtyari car je n’en ai presque plus en stocks. Ils visitent les villages et achètent directement les pièces à la jeune femme qui les aura fabriquées. Et enfin, les grossistes qui font produire des pièces par des coopératives, fournissent la laine et la trame et rémunèrent le travail des ouvrières. Souvent les tapis sortent en Mars, après l’hiver, pendant lequel les travaux des champs s’arrêtent et les femmes restent à la maison. Mais ajouta-t-elle, les tapis sont appelés à disparaître car les femmes restent de moins en moins chez elles … ». « Hum, alors c’est un bon placement sur le long terme, peut-être pas plus rentable que la bourse mais certainement plus agréable ! » elle ne répond pas, ses yeux se plissent et elle se met à rire.
Le jeune couple revient. Ils prennent les deux tapis … Et je rêve encore de ce Bakhtyari si étonnant. Qui sait, peut-être un autre jour …
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