Comment interpréter les manifestations pour la « laïcité » en Turquie ? Pour les partisans d’une intégration de la Turquie dans l’Union, elles démontrent à première vue l’existence d’une démocratie vivace, attachée aux valeurs européennes. Les manifestants semblent incarner une « Turquie de gauche » dont il serait plus facile de se rapprocher que de la « Turquie de droite », celle de l’AKP, actuellement au pouvoir.
Bref, les manifestations devraient nous rassurer : la démocratisation est en marche, la Turquie s’européanise. Une autre lecture est possible. Au lieu de nous arrêter aux couleurs des manifestations qui rappellent la « révolution orange » en Ukraine, prêtons davantage attention aux slogans des banderoles : « Nous ne voulons ni l’Europe ni les Etats-Unis ! », « Vive la Turquie nationale et vraiment indépendante », « En avant, soldats de Kemal ! », « L’armée à la rescousse »…
Que veulent ces « laïcs » turcs ? L’ouverture économique ? L’adhésion à l’Union européenne ? Non, pour beaucoup d’entre eux, c’est plutôt le maintien du statu quo politique et économique. Ce statu quo que les réformes conduites au prétexte de préparer l’adhésion à l’Union viennent remettre en cause. Le processus d’européanisation, c’est, pour beaucoup de kémalistes, la fin du rôle particulier de l’armée ; c’est la fin des nombreuses rentes de situation d’une économie longtemps dominée par l’Etat. Cette prétendue « Turquie de gauche » descendue dans la rue est-elle européenne ? Ce serait oublier un peu vite qu’une partie des forces politiques qui l’expriment ont pu s’entendre pour gouverner avec les nationalistes et avaient alors montré de très fortes réticences à l’ouverture des négociations avec l’Union.
La mobilisation laïque actuelle semble exprimer un partage politique en quatre de la société turque :
1) les réformistes conservateurs - en l’occurrence « islamiques » -, favorables à l’ouverture économique et politique mais aussi aux valeurs traditionnelles. A la fois par opportunisme, car le statu quo politique leur est défavorable, et pour démontrer que la réhabilitation des valeurs de l’islam n’est pas contraire à la modernité européenne ;
2) les protectionnistes de gauche, défavorables à l’ouverture économique et politique, au processus d’intégration européenne, mais favorables à une certaine modernité sociale : laïcité, féminisme, respect accordé à la science… Les kémalistes qui ont manifesté s’identifient largement avec ce groupe ;
3) les réactionnaires, défavorables à l’ouverture économique et politique, et favorables à un retour aux traditions. Ils sont à la fois islamistes, plus radicaux que l’AKP, et nationalistes ;
4 ) les progressistes, favorables à l’ouverture économique et sociale, et minoritaires en dépit de leur poids dans les milieux intellectuels.
Il faudra réussir l’arrimage de la Turquie à l’Union avec ce qui reste des progressistes et, surtout, avec les conservateurs islamiques, ce qui ne sera pas simple pour les opinions publiques européennes. Ou alors il faudra se contenter d’un traité de bon voisinage.
Franck Debié est le directeur de la Fondation pour l’innovation politique.