Dans le cadre de son action de soutien à Pınar Selek et pour vous faire découvrir la femme derrière le symbole de résistance, Turquie Européenne publie une sélection de ses écrits car Pınar aimerait qu’on la connaisse aussi et d’abord pour son travail.
Ce texte qui traite avec une grande sensibilité de l’exil a été écrit directement en français, nous vous le livrons en trois parties à cause de sa longueur, mais tel qu’elle nous l’a confié.
« La philosophie est le mal du pays. C’est le souhait de se sentir chez soi partout. »
Novalis Kehre.
J’ai aimé ma maison depuis mon enfance. J’aimais le sentiment dans cette maison. J‘aimais la solitude que j’éprouvais là-bas, comme la compagnie des gens en qui j’avais confiance et un grand amour. J’aimais cuisiner et parler avec eux de nous et du monde en général. J’aimais prendre et observer les objets et les souvenirs qui m’étaient importants et ensuite préparer mon âme et mon corps pour le jour suivant.
Mais aussi, je voyais les limites de cette maison. Je savais également que les portes s’ouvraient différemment vers l’intérieur ou vers l’extérieur... Que les murs qui nous tenaient à l’intérieur en laissaient d’autres à l’extérieur. Je ne me suis jamais enfermée là-bas. Je me suis familiarisée à d’autres espaces, d’autres maisons, d’autres vies et existences.
Mais cela me fortifiait de retourner de temps en temps, dans cette maison qui m’attendait avec toutes ces choses que moi-même et les personnes qui me sont chères, avions rassemblées. M’y reposer à nouveau et m’ouvrir à l’inconnu en me remémorant les souvenirs, me fortifiait.
Ensuite, j’ai établi de petites et temporaires demeures dans diverses villes, pays et lieux pour les études et d‘autres occupations... Peu à peu les frontières de ma « Maison » se sont élargies. J’ai appris à parcourir les yeux fermés et dans des lieux temporaires, un terrain beaucoup plus vaste. J’ai expérimenté différentes manières d’exister. Toujours avec des amis.
À l’intérieur de différents processus de subjectivisation entrelacés, effondrés et reconstruits, j’ai étendu les frontières de mon espace qui m’apparaissait toujours plus étroit qu’il n’était. Dans les espaces qui ne portaient pas de trace de moi, j’ai aimé m’y perdre, apprendre les différents rythmes et garder l’allure..
Mais tout en sachant qu’un jour j’allais m’asseoir, à nouveau revenir vers moi-même, et comme le disait Levinas, que je reculerai vers ma terre comme une réfugiée.
Étant assurée que ma maison m’attendait avec mes amours et mes souvenirs, je continuais à me perdre dans Istanbul où je connaissais tous ses endroits particuliers, ses cafés secrets, ses impasses et ses coins cachés. Oui, je me perdais, même en l’absence de brouillard et aussi je me jetais vers la côte en glissant sur les vagues. En même temps, je maintenais mon existence politique dans un pays dont je connaissais la langue et les réflexes, et dont je pouvais utiliser les outils d’expression. Dans ce contexte historique particulier, je savais ce que mes mots et mes actes pouvaient signifier et également comment ils seraient compris par d’autres.
Mais mes rêves n’ont pas cessé de me suivre. Parce que je savais que la maison, excepté le confort qu’elle procurait, signifiait également tracer des frontières. J’étais déroutée par les paroles de Walter Benjamin qui définissaient le chez soi comme vivre dans un endroit sûr, dans une boîte secrète. Sous l’influence de Deleuze, je ne cessais pas de me poser la question de comment la déterritorialisation pouvait être possible.
C’est pour ces raisons que j’ai refusé le mariage et les nécessités du quotidien en tant que mécanisme de domestication. Je ne voulais pas vivre dans une de ces maisons remplies de meubles identiques. Je ne voulais pas passer ma vie à regarder les programmes télévisés et à me promener dans les parcs. Vivre dans la rue à certaines périodes ou rester éveillée jusqu’au matin avec des personnes sans abri dans différents endroits, avait des liens avec ma recherche philosophique.
Mais même l’état de déterritorialisation avait sa place. Comme ces nomades qui laissent leur empreinte de pas et qui attachent de petits morceaux de tissu aux branches des arbres sur leurs routes, je créais mon propre rythme et j’apprenais quels vents allaient m’accompagner pendant que je migrais entre les espaces. Et je le répète : je me balançais les yeux fermés.
Je suis souvent tombée. Je tombais tout le temps. Mon corps saignait de ça et de là et parfois je sentais que j’allais tomber sur la tête et mourir. Mais je m’étais familiarisée aux tempêtes, mes amis étaient à côté de moi et bientôt je hissais la voile.
Au sein des frontières que j’étendais, je créais un endroit ouvert et calme qui laissait de la place aux découvertes, aux miracles, à des réunions spontanées et à des actions. J‘ai dis que je créais. Bien sûr, je n’étais pas toute seule mais au travers de ce processus de création collective, je décidais moi-même et sur la base de mes propres choix quelles frontières j’allais étendre et jusqu’à quel point ; selon mon propre pouvoir, mes propres faiblesses et mes rêves.
Et puis soudain, on m’a arrachée de mon univers.
Je me suis retrouvée dans un espace dont je ne connaissais ni la langue ni les réflexes et dont les tempêtes ne m’étaient pas habituelles.
Ma maison était là-bas, loin de moi. Et elle m’était interdite.
L’espace dans lequel j’étais habituée à créer des choses et dans lequel il y avait ma propre trace, m’était interdit. Lorsque j’ai laissé derrière moi cette trace, je ne fus pas seulement séparée de ma maison mais également de moi-même.
Je ne pouvais pas y retourner. Je ne peux pas y retourner.
(./...)
Loin de chez moi... mais jusqu’où ? (1)
Loin de chez moi... mais jusqu’où ? (2)
Loin de chez moi... mais jusqu’où ? (3)
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Pour aller plus loin :