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Pınar Selek, chercheuse et écrivaine turque, Docteur honoris causa de l’ENS de Lyon

mercredi 23 octobre 2013, par Etienne Copeaux

Le titre de docteur honoris causa (h.c.) est la distinction honorifique la plus élevée qu’une université française puisse décerner à une personnalité étrangère, sans qu’il soit nécessaire que celle-ci soit universitaire, enseignante, chercheuse ou même intellectuelle. Elle confère un certain prestige au récipiendaire, surtout si l’université qui confère le titre est elle-même prestigieuse. Inversement le talent, la notoriété de la personne qui reçoit le titre de docteur h.c. peut augmenter le renom de l’établissement, sur les plans scientifique, culturel ou politique. Par exemple, l’Université de Strasbourg a distingué des personnalités telles que Jean-Claude Juncker, président luxembourgeois de l’Eurogroupe, l’historien italien Carlo Ginzburg ou le réalisateur iranien Jafar Panahi.

Pınar Selek en mars 2011 à Strasbourg.
Pınar Selek en mars 2011 à Strasbourg.
Photo E.C.

Selon la tradition, un universitaire doit faire l’éloge public d’un des récipiendaires avant que le titre soit décerné, et celui-ci doit répondre et remercier. On peut s’attendre à un exercice convenu et protocolaire. Faut-il vraiment porter une toge pour donner du poids à sa parole ? Ne vaudrait-il pas mieux, pour être convaincant et persuasif, être humain, sans plus ? L’autorité morale ou intellectuelle dont on se prévaut n’émane-t-elle pas naturellement de la conviction intérieure et ne se manifeste-t-elle pas avec force par la voix et le regard ? La cérémonie n’aurait-elle eu plus de force si elle était sortie de l’ordinaire, si les acteurs étaient sortis des formes ?

Ce 4 octobre, l’École normale supérieure de Lyon avait choisi d’honorer trois personnes dont le point commun était l’engagement politique : Djemaâ Baïdar, directeur des archives du Maroc, « Michelet du Maroc » selon son panégyriste ; Boualem Sansal, écrivain algérien « engagé moralement, politiquement, littérairement » dans la vie de son pays ; et Pınar Selek.

Le titre de docteur honoris causa est d’autant plus important pour Pınar qu’il ne peut être décerné qu’avec avis favorable du ministère des affaires étrangères. Ainsi, on peut considérer que l’État français s’est désormais lui-même engagé en faveur de Pınar, alors que la Turquie vient de déposer une requête à Interpol... (dont le siège est justement à Lyon).

Notre amie n’avait pas une mais deux personnes pour faire son éloge, qui se sont distinguées par la netteté de leurs propos.

Olivier Faron, historien et ancien directeur de l’ENS de Lyon, a souligné la richesse de la personnalité de Pınar, sa passion de l’engagement, la valeur de ses recherches sur les populations marginalisées : « Vous êtes formidablement engagée dans la vie et votre leçon, au quotidien, c’est une formidable leçon de vie ». Surtout, Olivier Faron s’est engagé, pour son établissement et pour le monde universitaire dans le sens d’un soutien aux côtés de Pınar : « A nous de rappeler ce que vous avez subi et à nous de dénoncer tout cela ».

Alain Beretz, pharmacologue et président de l’Université de Strasbourg, était venu défendre une personne qu’il n’a pas hésité à protéger depuis l’automne 2012. Il a rappelé l’injustice dont elle est victime, a salué les membres de ses comités de soutien qui formaient un petit groupe dans la salle. « On lui reproche ce que les universitaires considèrent comme des droits fondamentaux, la liberté de la recherche. On lui reproche un parler vrai. C’est son courage, sa détermination de travailler en chercheuse libre qui lui valent sa condamnation. L’institution universitaire, quand elle est fidèle à ses valeurs, doit faire face. L’université de Strasbourg, a-t-il rappelé, a un devoir de vigilance hérité de son histoire ». Alain Beretz a retracé la rébellion de l’université face à l’occupant allemand, le choix d’un transfert à Clermont-Ferrand pour rester libre, le sort des 130 étudiants et enseignants disparus en déportation, et la médaille de la résistance décernée à l’université. En mémoire de Marc Bloch, historien de l’université de Strasbourg fusillé à Lyon en 1944, Alain Beretz a réaffirmé que les universitaires doivent rester fidèles à son esprit : « L’asile que nous avons trouvé à Clermont-Ferrand, nous devons l’offrir à Pınar Selek » Et se tournant vers ses collègues lyonnais : « En désignant Pınar Selek pour le doctorat honoris causa vous honorez toute l’Université française ». J’ajouterais qu’Alain Beretz et également Jean-Luc Mayaud, président de Lyon- II qui a soutenu son étudiante Sevil Sevimli jusqu’au tribunal de Bursa, honorent eux aussi l’Université française.

Le plus naturellement du monde, Pınar Selek a salué le public d’un simple « Bonjour ! » et a fait part de son émotion. Elle a remémoré le souvenir de Behice Boran, autre sociologue turque [1] qui a payé cher son engagement politique. « Nous avons été formés dans cette ambiance, je savais bien que ce serait difficile, mais... j’étais romantique  ! ». Renonçant à continuer à parler d’elle-même – mais évoquant tout de même brièvement ce qui lui reste de la crainte d’une arrestation - Pınar a tenu à dire qu’elle n’est « qu’un petit point d’un grand tableau » : « Il y en a plein comme moi. Je reçois cet honneur au nom de toutes les personnes qui nous suivent et cela va leur donner de la force. Je reçois cet honneur comme une résistance pour l’autonomie de la réflexion par rapport aux pouvoirs et aux structures. J’accepte parfaitement d’être critiquée pour mes travaux, mais il appartient aux scientifiques de me critiquer, pas aux politiques ni aux juges ! Les liens académiques n’ont pas de frontières. Mais selon les pays, dans lesquels on pose les mêmes questions, on ne paie pas le même prix ! » Pınar a évoqué le 24 janvier 2013, jour où elle a été condamnée définitivement, et les jours suivants, où de nombreux étudiants, à Strasbourg, venaient la soutenir : « Quand j’ai vu ces manifestations de solidarité je me suis dit qu’on avait gagné ! ».

Les propos de Pınar étaient forts, et avant, pendant et après la cérémonie je n’ai pu m’empêcher de penser effectivement à tous les autres, ceux et celles qui n’ont pas pu ou pas voulu sortir à temps de Turquie, à Ayse Berktay toujours emprisonnée avec des dizaines de journalistes et militants pacifistes, à un autre sociologue, Ismail Besikçi, qui a passé 17 ans de sa vie en prison uniquement en raison de ses travaux, aux dizaines d’étudiants emprisonnés, battus, socialement brisés pour avoir dénoncé la cherté de l’enseignement ou résisté à la conscription dans leur pays en guerre contre sa population kurde. Et plus encore à tous les sans-voix, exilés, réfugiés, qui n’avaient pas l’éducation ou les relations nécessaires pour se faire entendre, comme cet homme et cette femme rencontrés à Strasbourg qui ont durement et patiemment refait leur vie après la clandestinité et l’exil pour fuir le coup de 1980 ; ou Ibo, rencontré à Dersim l’été dernier, venu clandestinement en France également après 1980, qui a dû travailler, en « situation irrégulière », comme maçon dans les conditions d’exploitation qu’on peut imaginer, qui l’a payé de sa santé, et n’a pu revenir chez lui qu’en 2011, pour trouver son village détruit par l’armée et sans avoir pu enterrer sa mère.

La distinction honorifique que Pınar a reçue s’ajoute à d’autres : elle est aussi citoyenne d’honneur de la ville de Strasbourg, elle a été soutenue par trente parlementaires français, elle donne de nombreuses interviewes, conférences, son roman est paru en français, la traduction de son livre sur le service militaire va sortir bientôt. Elle est loin de l’isolement qu’elle connaissait lors de son arrivée à Strasbourg. Hanna Arendt a écrit quelque part que pour un proscrit, un paria, un apatride, il n’y a que deux façons de s’en sortir : la délinquance (car alors on bénéficie au moins d’un statut juridique) ou le succès (littéraire, artistique ou scientifique) qui procure notoriété et reconnaissance, donc une certaine protection par l’ensemble de la société. Pınar y est parvenue, ou est sur le point d’y être. Elle va bientôt soutenir sa thèse et s’intégrer encore plus dans le milieu intellectuel de son pays d’adoption.

Pınar Selek, par sa détermination, son courage et son optimisme inébranlable, a pu faire entendre sa voix. Je suis sûr qu’elle pense, non seulement aux autres intellectuels persécutés de son pays, mais aussi à tous ces anonymes, et qu’elle saura leur donner une voix, forte du soutien accordé par Strasbourg et Lyon.

NB – Pour la campagne de lettres au ministre turc de la justice, se reporter au site de l’Université de Strasbourg qui héberge le comité de soutien, explique la marche à suivre, fournit des modèles de lettres et propose de centraliser les soutiens.

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Sources

Pınar Selek, Docteur honoris causa de l’ENS de Lyon
susam-sokak.fr - Etienne Copeaux - Samedi 5 octobre 2013

Notes

[1Fondatrice de l’association des pacifistes, emprisonnée dans les années cinquante pour avoir protesté contre l’engagement militaire turc en Corée, membre du Parti des travailleurs puis secrétaire générale et députée de ce parti, emprisonnée à nouveau en 1971 à la suite du coup d’État, condamnée à quinze ans et amnistiée en 1974, exilée à Bruxelles à la suite du coup d’État de 1980. Elle est décédée en 1987.

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