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Turquie : Le « 24 avril 1915 » commémoré pour la première fois à Istanbul

jeudi 29 avril 2010, par Jean Marcou

Pour la première fois, des manifestations ont commémoré, à Istanbul, le « 24 avril 1915 », date symbole marquant le point de départ des déportations et massacres qui ont abouti à l’anéantissement des communautés arméniennes de l’Empire ottoman.

Deux manifestations ont eu lieu, le 24 avril 2010, à Istanbul. La première sur les marches de la gare d’Haydarpaşa d’où sont partis les premiers déportés arméniens, la seconde sur la place Taksim où pourtant aucune manifestation n’avait eu lieu depuis 1977, et où doit se tenir, dans quelques jours, pour la première fois depuis 33 ans, la manifestation du 1er mai.

Ces manifestations n’ont rassemblé que quelques centaines de personnes, intellectuels, universitaires, défenseurs des droits de l’homme ou membres d’ONG, mais un tabou a indiscutablement été brisé. Tout s’est déroulé dans le calme, en dépit de la présence, à chaque fois, de quelques contre-manifestants, pour l’essentiel d’anciens diplomates (une quarantaines de diplomates turcs ont été la cible d’attentats de l’ASALA, dans les années 70 et 80) ou des membres d’organisations marginales comme le petit parti d’extrême-gauche « Işçi Parti » (qui ont défilé à la mi-journée sur Istaklâl Caddesi, près de Taksim, en qualifiant le « génocide arménien » de « mensonge impérialiste »).

Dans l’appel qu’ils avaient lancé, les organisateurs des rassemblements commémorant le « 24 avril 1915 » avaient préféré utiliser le mot « grande catastrophe », plutôt que celui de « génocide », pour déjouer les provocations ambiantes. Toutefois, ces initiatives constituent bien un événement, qui vient confirmer l’évolution qui est survenue en Turquie, au cours des dernières années, en ce qui concerne le génocide arménien et plus généralement d’autres zones d’ombre de l’histoire nationale (répression de Dersim en 1938, Varlık Vergisi pendant la Seconde Guerre mondiale, pogroms contre les Grecs d’Istanbul en 1955…).

On peut rappeler, à cet égard, quelques dates qui ont ouvert la brèche. En 2005, suite à son interdiction dans une université publique, une université privée d’Istanbul (l’Université de Bilgi) accueille le premier colloque osant aborder en Turquie la question du génocide de 1915. En 2006, lors d’une interview, le prix Nobel de littérature, Orhan Pamuk, évoque, le massacre d’un million d’Arméniens et de 30 000 Kurdes, suscitant à son encontre une procédure judiciaire qui débouchera finalement sur un non-lieu. En janvier 2007, alors même que la question arménienne commence à être abordée plus ouvertement dans le pays, non sans provoquer l’ire des mouvements nationalistes et des autorités, le journaliste turc d’origine arménienne, Hrant Dink est assassiné en pleine rue, à Istanbul. Plus de 100 000 personnes défilent le jour de ses obsèques aux cris de : « Nous sommes tous des Arméniens ! ». En décembre 2008, plusieurs intellectuels turcs, dont Cengiz Aktar et Ahmet Insel, lancent la pétition « Özürdiliyoruz », demandant pardon aux Arméniens. Les poursuites judiciaires intentées à l’encontre de cette initiative échouent, et le président de la République, Abdullah Gül, estime même qu’elle montre que le débat est désormais possible en Turquie, sur le sujet.

Depuis les messages gouvernementaux, sur les questions minoritaires et identitaires, ont été néanmoins contradictoires. Au cours des derniers mois, le gouvernement a certes multiplié les déclarations et les initiatives prenant en compte les racines multiples de la Turquie. Au cours de l’année 2009, il a notamment lancé une « ouverture démocratique » pour résoudre politiquement la question kurde, ce qui n’a pas empêché, en décembre 2009, la dissolution du DTP par la Cour constitutionnelle. En octobre 2009, lors d’un discours devant le Congrès de son parti, le premier ministre a cité les noms d’une série d’intellectuels kurdes, arméniens, alévis, soufis, en affirmant qu’ils faisaient partie du patrimoine de la Turquie. Pourtant, en mars 2010, le gouvernement turc a réagi très violemment aux reconnaissances du génocide arménien par une commission du Congrès américain et par le parlement suédois, en rappelant ses ambassadeurs de Washington et de Stockholm. Par ailleurs, bien que, plus que la reconnaissance du génocide, il semble que ce soit le conflit arméno-azerbaïdjanais du Haut-Karabakh qui soit d’abord en cause en l’occurrence, le processus de rapprochement turco-arménien lancé en octobre dernier rencontre actuellement des difficultés qui se sont manifestées par le récent gel de la ratification des protocoles sensés normaliser les relations diplomatiques entre Ankara et Erevan.

Au moment où les initiatives politiques marquent le pas, cette commémoration du « 24 avril 1915 » à Istanbul rappelle donc l’importance du rôle que peut jouer la société civile dans la mise en place d’une politique de mémoire et de réconciliation, dépassant le discours officiel et libérant la Turquie des tabous de son histoire.

JM

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Sources

Source : Ovipot, le 28.04.10

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