Lorsque j’étais jeune, il était une Anatolie rêvée.
« Des villages dans lesquels nous n’avions jamais mis les pieds, que nous n’avions jamais visités mais qui étaient les nôtres ». Des villages de verdure, paradisiaques nous disait-on, dans des poèmes et des chansons.
Rien à voir avec la réalité.
Non rien à voir avec cette Anatolie où s’étendait une large misère dans des villages non entretenus, privés d’eau et d’électricité aux venelles boueuses et aux maisons montées en bouses de vache.
Cette Anatolie que les Ottomans lui ont laissée comme une décharge s’est abattue d’un grand poids sur la République. Et nous, nous essayions de la rattacher à une certaine beauté par des poèmes et des discours de facture et de tonalité épiques, cette Anatolie qui, touchée par la grande crise, soumises aux structures d’une économie fermée sur elle-même, privée de cadres et d’entrepreneurs comme de la moindre accumulation capitalistique était dépourvue des moyens de son développement.
Et pour dire vrai, il est certain que nous avons préféré aussi ne pas regarder la réalité en face.
Mahmut Makal, avec son livre « notre village » a bien tenté de le faire. Mais nous lui avons presque fait regretter d’avoir tenté pareille opération. Parce que de peur des réalités, nous sommes tombés amoureux du « mensonge ». Nous ne souhaitions en aucune manière apercevoir le vrai visage de cette Anatolie que nous avions créée de toutes pièces.
La semaine dernière, je me suis lancé dans une tournée anatolienne passant par Ankara, Kayseri, Nevşehir, Aksaray, Konya, Beyşehir, Isparta, Antalya, Denizli, Balıkesir et Bursa. Et j’ai été plus qu’agréablement surpris.
Car oui, l’Anatolie que je traversais alors ressemblait à ces contes de mon enfance que nous racontions si fort.
Ce sont les rayons d’un miracle qui se sont abattus sur des villes aux places et parcs verdoyants, aux avenues larges et agréables dont on ne connaît pas d’exemple, même à Istanbul.
Les villages que j’ai traversés ou à proximité desquels je suis passé me rappelaient les aquarelles de mon enfance : les longs et fins peupliers, les saules, les routes d’asphalte, les fenêtres illuminées, les petites mosquées et leurs fins minarets, les restaurants de campagne étalés sur les pelouses…
Plus rien de l’ancienne misère.
Non pas qu’il n’est plus de difficultés notamment quotidiennes. Mais l’Anatolie n’est plus ce qu’elle était.
Elle semblait avoir pris sa part de l’ouverture à l’économie mondiale opérée par Turgut Özal dans les années 80. Dans ces régions, production et exportations ont explosé. Ici une certaine conception « conservatrice » de la vie n’a pas forcément évolué mais j’ai croisé dans toutes les villes et à des heures avancées du soir, des jeunes filles voilées ou non se promenant dans les rues. Sans être le moins du monde importunées.
Les femmes y sont partout. Elles n’en sont pas encore à manger avec les hommes dans les restaurants mais on les voit désormais un peu partout.
Et c’est ainsi toute une Anatolie dont les journaux d’Istanbul et les bureaucrates d’Ankara n’ont pas même idée. Une Anatolie qui, à comparer de ces deux villes, est bien plus calme. Loin des disputes sur le voile ou sur la fermeture des partis, les gens là-bas en Anatolie en veulent aux bureaucrates qui ont décidé de faire fermer l’AKP comme à ce même parti pour s’être lancé dans la guerre du « voile ».
Ils ne souhaitent qu’une chose : que la vie poursuive son chemin de la façon la plus normale possible. Je ne sais combien est fondée mon observation mais il semble que cette « unité morale » que l’Anatolie a procuré à l’AKP au lendemain du mémorandum des militaires du 27 avril 2007 ne soit plus la même aujourd’hui… je me trompe peut-être mais il semble aussi qu’ils ne souhaitent plus que l’on ne fasse de la politique que par « gestes ».
Lorsqu’on voit l’Anatolie, Ankara et Istanbul nous paraissent incroyablement plus artificielles, absurdes, chargées de tensions et éloignées des réalités.
Les forces qui y mènent des combats pour le pouvoir ont ici en Anatolie depuis longtemps perdu l’assentiment de l’opinion. Ce CHP (parti républicain du peuple, gauche nationaliste) qui tient la politique pour un discours creux sur la laïcité y a de toutes façons disparu. S’il se montre plus longtemps incapable de promouvoir d’autres projets, il risque de se perdre dans les marécages d’un parti régional. Ce qu’il est d’ailleurs en train de devenir peu à peu.
Et l’avenir de l’AKP n’est guère plus assuré à mon avis. S’il ne se fait pas le promoteur de politiques neuves allant dans le sens d’une exportation qui est le sang de l’économie anatolienne, s’il n’est pas capable de renforcer les liens de la Turquie avec le reste du monde, s’il n’ouvre pas les nouveaux canaux de cette nouvelle richesse, s’il continue de ne vouloir se nourrir que de « religion et de conservatisme des mœurs » alors il ira en se flétrissant avant de complètement disparaître.
L’Anatolie est religieuse et conservatrice mais n’oubliez pas que le parti islamiste du Selamet, bien plus religieux et conservateur que l’AKP, n’a plus grande audience dans ces contrées. Parce que les gens d’Anatolie ne sont pas prêts à s’intéresser à un parti incapable de les convaincre qu’il est capable de pousser plus avant ce grand changement en cours.
Il y a deux mois, j’ai visité le Sud-Est de la Turquie.
Les vrais problèmes sont là-bas.
L’injuste discrimination de l’Etat, une guerre de trente ans, l’exode rural liés aux villages brûlés, l’incurie des politiciens kurdes qui plutôt que les vrais problèmes jouent le jeu malsain de la politique tel un CHP kurde, tout cela a laissé la région dans un état pitoyable.
La Turquie ne peut pas tenir une telle région par la seule guerre, par l’oppression, par la vaine politique. Ce pays est contraint de réfléchir à la manière de propulser ces régions au niveau de Konya ou de Kayseri.
C’est en traversant toutes ces régions que vous mesurez combien le Sud-Est a été sauvagement abandonné en marge de tout développement.
Si les bureaucrates et les médias d’Istanbul prennent encore l’Anatolie pour une sorte de colonie intérieure, s’ils se voient eux-mêmes comme des administrateurs coloniaux… alors, qu’ils se décident à y faire un tour.
Et nous verrons bien si par la suite, ils sont toujours aussi capables de poursuivre les mêmes absurdités.