Un incident révélateur des conflits internes, dont la société turque est l’objet, défraye la chronique depuis une semaine en Turquie. Une série de vernissages organisés dans le quartier de Tophane, à Istanbul, a été attaquée, le 21 septembre au soir, par une quarantaine d’individus armés de gourdins, aux cris de « Allah Akbar ! ». Plusieurs personnes ont été blessées et les vitres d’une galerie d’art ont été brisées. Le gouverneur d’Istanbul a condamné cette agression, et promis que ses auteurs (dont certains ont été arrêtés par la police) seraient sévèrement punis. Quelques jours plus tard, eu égard à l’émotion provoquée, le premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan, tout en estimant que l’affaire avait été grossie, a rappelé que, depuis son arrivée au pouvoir, son gouvernement n’avait jamais remis en cause le droit des citoyens turcs à mener le genre de vie qui leur plait.
Cet incident a en effet relancé les débats sur le développement des pressions religieuses au sein la société turque. Certains membres de l’opposition laïque y ont vu une nouvelle preuve de la montée en force de l’intolérance religieuse et du danger qu’elle représente pour la démocratie. Les vernissages, qui sont nombreux dans ce quartier, situé à proximité du musée d’art contemporain d’Istanbul « Istanbul Modern », sont l’occasion de consommer de l’alcool en pleine rue, car souvent les invités de ces manifestations artistiques ne peuvent tous tenir dans les locaux étroits des galeries qui les invitent, et sortent dehors un verre à la main.
Toutefois, comme l’estime Guillaume Perrier, dans un article paru dans « Le Monde » du 29 septembre dernier, plus que politico-religieux, le fond du problème, en l’occurrence, est peut-être plutôt d’ordre social, car il illustre un phénomène caractéristique de la Turquie contemporaine, qui consiste en un développement parallèle de modes de vie radicalement différents. Les quartiers de Tophane et de Beyoğlu, au cœur du vieil Istanbul, sont très représentatifs de ce genre de contraste. Y cohabitent en effet des restaurants branchés, des galeries d’arts, des caves à vin, des boîtes de nuit avec des « lokanta » traditionnelles, des cafés à thé, des coiffeurs (pardon kuaför) ou des épiceries de quartier. D’un côté des intellectuels et des élégantes branchées attirés par les expositions, les menus hors norme et les librairies en vogue, de l’autre des populations turques mais aussi arabes ou roms, aux revenus modestes et aux modes de vie beaucoup plus anatoliens, qui supporteraient de plus en plus mal que les « köfteci » doivent céder la place à des boutiques décalées aux prix inaccessibles.
Tout l’été, sur Istiklâl Caddesi, une grande artère piétonne voisine, le petit tramway « nostaljik », qui relie la place Taksim au funiculaire de Tünel, a tiré un wagon promenant un orchestre de rock, l’événement n’a pas empêché les joueurs de Sas et les chanteurs traditionnels de continuer à offrir leurs récitals de rue improvisés. Dans ces lieux d’Istanbul, il existe aussi heureusement une cohabitation miraculeuse des cultures et des traditions, qui a été magistralement illustrée par le documentaire de Fatih Akin, « Crossing the bridge ». Mais l’incident du 21 septembre montre sans doute que cette cohabitation ne va pas toujours d’elle-même et qu’elle peut aussi déboucher sur des comportements inquiétants. Les autorités politiques auraient tort de sous-estimer un tel risque.