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Voulez-vous des nouvelles du chat d’Erol Güney ?

mercredi 12 mars 2014, par Alain Mascarou

Comment établir un savoir-vivre ensemble entre les peuples du Moyen-Orient ? Il ne faut rien d’autre qu’une bonne dose d’impertinence, un regard clairvoyant apte à déjouer les propagandes et les fiers-à-bras idéologiques, un sens de la convivialité qui est déjà en soi l’acquis de civilisations qui ont une immense expérience des frictions et des contacts. Il faut savoir danser avec légèreté sur la plus dramatique des scènes. Il faut s’appeler Benny Ziffer, d’ascendance séfarade et ashkénaze, avoir hérité d’une enfance en Israël dans une famille francophone, et en avoir gardé un sens certain de l’à-côté des choses, être journaliste à Haaretz et n’avoir de cesse de rendre visite à cet Occident tout proche que nous appelons Proche-Orient. Il faut avoir le courage de la désinvolture, mêler la farce à la tragédie, s’inventer un acolyte du nom de Niemand (Personne), un clin d’œil à Celan, l’auteur de La Rose de Personne. Juif qui serait né en Égypte, immigré en Israël, et écrivain en français, pour faire plus confortable, Niemand lui sert de contradicteur intime. Mais tout cela ne serait rien, si l’on ne griffonnait au petit bonheur des carnets, des tas de carnets, faisant un pied-de-nez à une littérature nationale qu’on juge trop guindée, des « carnets de voyage »rassemblés sous le titre Beïnenou, Halevantinim. Entre nous, les Levantins, c’est le titre français, s’en prend sans détour à l’aveuglement nationaliste, qui outre Israël meurtrit la plupart des pays du Levant, le Machrek des Arabes ; ces termes ont l’avantage de ne pas se référer à l’opposition Orient-Occident — si tant est qu’elle soit valide pour qui voit un levain de paix dans l’affirmation d’une « levantinité » .

Mémoire blessée

Entre Nous, les Levantins de Benny Ziffer
Entre Nous, les Levantins de Benny Ziffer
traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche

Par son titre, Benny Ziffer reconnaît sa dette envers l’essayiste Jacqueline Kahanoff (1917, Le Caire-1979, Tel-Aviv) ardente partisane d’un « levantinisme », métissage multi-culturel dans la cohabitation pacifique des peuples du Moyen-Orient, credo qu’elle opposait à l’étroite vision d’Israël de Ben Gourion, monolithique, agressive, discriminatoire. Du levantinisme, l’on trouvera l’une des déclinaisons littéraires en Israël dans les romans de Ronit Matalon, dont Le bruit de nos pas, à la si significative épigraphe empruntée à T.S. Eliot. Les premiers vers, traduits par Pierre Leyris, semblent résonner cruellement aujourd’hui dans l’espace méditerranéen : « Ce qui aurait pu être et ce qui a été / tendent vers une seule fin, qui est toujours présente. »« ce qui aurait pu être » : la formidable synergie qui aurait pu résulter de la reconnaissance réciproque des communautés, « ce qui a été » : la mémoire blessée par les intolérances. Qu’en est-il aujourd’hui, de cette mosaïque identitaire, et d’abord dans cette Égypte qui hante tant de mémoires juives, et pas seulement en Israël ?

Bonheurs furtifs

Benny Ziffer emprunte ainsi à Jacqueline Kahanoff ce qui va s’avérer le plus incertain des fils d’Ariane, parfois facétieux, souvent déroutant, dans le labyrinthe des solitudes du Proche-Orient le temps de retours successifs qui n’en font qu’un, de 1984 aux années 2000, et d’abord au Caire, théâtre privilégié des allées et venues du voyageur et de son double. Au Caire, Benny Ziffer retrouve dans certains cafés l’ambiance du Tel-Aviv d’autrefois, mais aussi, en boomerang, la dénonciation par le cinéma égyptien de l’obsession du tout-sécuritaire israëlien — une ambivalence qui caractérise ces « flâneries » sur le qui-vive en des espaces-temps hétérogènes résultant, dans l’indifférence de l’un à l’autre, de dynamismes contradictoires : l’animation de « la rue » totalement étrangère aux somptuaires restaurations programmées par l’Europe, l’ironique contrepoint, lors de l’excursion à Rosette, entre le vœu d’éternité des traités d’alliance franco-égyptiens et la permanence des briquetteries du Nil qui renvoient à l’esclavage des Hébreux aux temps bibliques. Un regard distancé, qui projette celui de Cavafy sur les corps des « adolescents volants », gloires secrètes et éclatantes d’une plage pauvre d’Alexandrie. Quant au beau visage du jeune égoutier surgi des immondices de Fostat, il devient l’or du Caire et de ses boues, mais nul touriste pour y prêter attention. Parfois, le geste photographique accomplit le regard en fixant cette précarité, et tel sourire d’artiste aux vêtements maculés sur le pas de son atelier, dans un faubourg du Caire, devient une allégorie de l’art. Et le « levantinisme » est à l’aune de ces bonheurs furtifs : bribes d’italien dans le cri des ferrailleurs, « r oriental » du « français chantant », passants qui s’expriment en un français ou un anglais « parfaits », enseigne déglinguée du grand magasin Cicurel réduit à l’état de rebut, copie d’un passeport italien périmé. Ce sont les vestiges de destins floués, les retombées des sinistres impostures de l’Histoire, le visage humilié du Levant sur les rives du Nil, qui peut prendre l’aspect d’un joueur de oud syrien en quête de reconnaissance internationale. Car l’Histoire n’est pas à cours elle non plus de facéties : la collection Khalil, du nom d’un homme d’état d’avant la révolution de 1952 et féru de peinture française a retrouvé son palais, et les marines de Monet sont en vis à vis du Nil, au grand ravissement de notre iconoclaste.

Mais les cimetières surtout attirent notre duo persifleur, les uns grouillants de vie (avec la vision cocasse des squatters qui se sont identifiés aux personnalités dont ils occupent les tombeaux), cimetières de livres aussi, avec une vénération fébrile pour les ouvrages en français, débris de ce bouleversant intérêt manifesté par les Juifs d’Égypte pour la langue et la civilisation françaises. S’il est ainsi en proie à des « accès de nostalgie » — d’une nostalgie culturelle, au second degré —, Benny Ziffer ne montre rien de sentimental pour autant dans le récit des cérémonies placées sous haute surveillance qui réunissent les derniers des Juifs du Caire, communauté racornie, trébuchante, réunie sous la houlette de Carmen Weinstein. Et si on lit dans Jeune Afrique le récit des obsèques de celle-ci, le 18 avril 2013, on a la désolante confirmation de cet état de déshérence : Carmen Weinstein, qui a tant œuvré pour la cité des morts de Bassatine, n’a pu être inhumée dans le carré des siens, envahi par l’eau et les ordures. Et sans doute d’autres grandes dames levantines sont saluées, figures d’une lutte perdue, la libraire des « Livres de France », la gardienne (aujourd’hui décédée) de la synagogue principale d’Alexandrie… Mais le constat dominant est l’accablement rageur face aux occasions perdues de l’Histoire — miroir terrible du ratage du multi-culturalisme en Israël. Les rives du canal de Suez en sont le paysage emblématique, qui portent encore les balafres des conflits mondiaux et des guerres du Sinaï.

Istanbul, « cité de ratures et d’écritures »

Benny Ziffer élargit son enquête à la Jordanie, Israël, la Turquie, la Grèce, l’achève à Paris, et donne du « levantinisme » une acception moins israëlo-israëlienne, que j’appellerai « levantinité », qui s’étend à d’autres exemples d’une culture déterritorialisée. Et dans le carnet turc en particulier, notre joyeux drille ne se refuse rien pour titiller les conformismes.

Jamais lénifiantes, ménageant de fragiles enclaves au vivre-ensemble entre les juifs et leurs voisins, les escales turques de Benny Ziffer privilégient un Istanbul connu dès l’enfance, mais où il ne retournera qu’à partir de 1991. Et telle manifestation contre les bombardements israëliens à Gaza laisse beau jeu à ses sarcasmes. C’est un Istanbul à l’antisémitisme toujours latent, même s’il a changé de cible, et qu’il s’en prenne maintenant à une laïcité attribuée à l’influence des dönme (juifs convertis à l’islam) sur Ataturk, cela ne le rend pas moins inquiétant. Le cri de détresse de Leyla Navaro, « Etre juif en Turquie, 500 ans de solitude »(Radikal, 22/01/2009 : « Türkiye’de Yahudi olmak : 500 yıllık yalnızlık ») n’invite pas à l’optimisme. Pour autant, les geignardises de Mario Levi sur sa double identité, juive et turque, n’impressionnent guère notre enquêteur. Plus complexe, et exemplaire des difficiles négociations entre le contexte et l’origine, le cloisonnement effectué par la femme juive de Bedri Rahmi Eyüboğlu, Eren, qui appartient à l’histoire de la peinture turque, s’est crue peintre turque, tout en léguant à son fils le pieux entretien de l’atmosphère confinée de sa maison sur la rive asiatique d’Istanbul, telle une demeure juive vouée aux ombres des ancêtres. Il est vrai que tel tableau d’Eren Eyüboğlu comme le Pirinç Han de Bursa (L’auberge du riz de Bursa) n’est pas sans exhaler le charme d’un Chagall. Quant au destin de Micha Rottenberg, alias Erol Güney, alias Arel Guinay (Odessa, 1914-Tel-Aviv, 2009), qui fut russe, apatride, turc, israëlien par contrainte, mais jamais spolié de sa patrie mentale (« il continuait à mener sa vie spirituelle et intellectuelle en Turquie et sa vie physique (…) en Israël »), c’est sans doute un cas limite, celui d’une sorte de diaspora inversée, qui fait de lui un exilé culturel.

Mais les déambulations de Benny Ziffer sont aussi troublantes, dans un Istanbul qui lui est étrange et familier, tel qu’il s’y découvre lui-même, comme dans ce Moda, le quartier de son enfance, qui lui parle toujours en français. La ville lui réserve d’autres révélations, contradictoires, comme le fond d’anonymat salvateur qu’elle recèle, mais aussi les possibilités de résurgences — et c’est le domaine musical qui est privilégié : une mélodie laze captée lors d’une course en taxi ou les retours et détours lancinants de la voix de Roza Eskenazi, « la rose d’Istanbul », reine juive du rebétiko grec dans les années 1930, surgie de l’oubli au hasard d’une boutique de l’Istiklâl puis retrouvée à Athènes sous l’aspect d’un CD. Et à ce décryptage constant des identités et contre-identités, nul doute qu’Istanbul est la métropole entre toutes capable d’offrir un réservoir inépuisable, elle dont notre graphomane impénitent donne une des plus justes images : « cité de ratures et d’écritures, de contre-ratures désireuses de gratter des plaies et de mettre au jour l’écrit sous la peau mutilée de la ville contemporaine ».

« Ce qui aurait pu être et ce qui a été / tendent vers une seule fin, qui est toujours présente. » Ce que trace Benny Ziffer, ce sont des lignes de fuite au point de convergence desquelles l’écriture édifie, dans le jeu de ces courts chapitres, notre propre « levantinité », cette part de nous dont nous coupent les frontières. Au fond, il a de l’écriture de voyage une pratique voisine de celle d’Éric Faye (Somnambule dans Istanbul) : n’écrire que de lieux où l’on retourne, en souci d« ’une identité qui ne peut se construire qu’au-delà des limites territoriales, et, dans le cas de Benny Ziffer, »aux rives prochaines« , dirais-je, par gratitude envers cet audacieux chantre de la francophonie d’ailleurs remarquablement servi par son traducteur, Jean-Luc Allouche, un compagnon bien réel cette fois et familier de ses univers. Et le chat d’Erol Güney, me direz-vous, devenu le plus célèbre de la littérature turque par la grâce de deux brefs poèmes d’Orhan Veli ? Hé bien, vous le retrouverez au détour de ces pages, émigré en Israël, »les yeux étincelants" et, n’en doutons pas, toutes griffes dehors !

Alain Mascarou


Benny Ziffer, Entre Nous, les Levantins, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, Actes Sud, « Lettres hébraïques », 2014.
Ronit Matalon, Le bruit de nos pas, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, Stock, « La Cosmopolite », 2012
«  La ’mourante’ communauté juive d’Égypte pleure le décès de sa présidente, Carmen Weinstein  », Jeune Afrique, 19/04/2013.

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