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Turquie - L’algorithme des réponses « tayyipiennes »

lundi 5 août 2013, par Ozan Bey, Pierre Pandelé

Une analyse drôle et assez pertinente des techniques rhétoriques employées par Tayyip Erdoğan qui participent de cette patte inimitable qu’affichent ses discours et prises de position. Le texte original, qui s’appelle est du à un internaute du nom d’ Ozan Bey. A noter que les exemples « réels » donnés ne sont pas des citations cent pour cent fidèles, même si je peux attester qu’elles reprennent toutes des propos tenus et même souvent réitérés par le premier ministre turc.

Il existe un algorithme employé par Tayyip Erdoğan à chaque question qui lui est posée et qu’il a perfectionné au fil des ans. Je me suis efforcé d’en faire l’analyse en étudiant en communication que je suis. Cette méthode comporte plusieurs techniques (jusqu’à sept). Lorsqu’il dispose de suffisamment de temps Erdoğan applique l’ensemble de ces techniques, mais si le temps est limité il recourt seulement à certaines d’entre elles (en général la première, la troisième et la sixième)

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Recep Tayyip Erdoğan

Pour vous permettre de mieux comprendre de quoi il retourne j’ai puisé mes exemples dans l’enfance d’Erdoğan en supposant qu’il venait de casser un vase qui se trouvait chez lui.
Tayyip est seul à la maison. Lorsque sa mère rentre elle tombe sur le vase cassé.
Sa mère : « Tayyipp ! Tu as cassé le vase ! »

Technique n°1 : changer la manière de formuler l’erreur de manière à la transformer en quelque chose de positif.

- Je n’ai pas cassé le vase, j’ai dispersé ses morceaux et procédé à une amélioration en vue de lui donner une nouvelle apparence.

Exemples tirés de la réalité :

« Nous ne nous en prenons pas aux arbres, nous les déterrons et les transférons ailleurs »

« Je n’ai pas changé, j’ai évolué. »

« Nous n’interdisons pas l’alcool, nous régularisons sa consommation. »

Technique n°2 : convaincre la personne en face de soi que vous êtes la dernière personne sur terre susceptible de commettre le crime/l’erreur en question.

- Pourquoi infligerais-je donc quelque dommage que ce soit au vase ? Moi aussi je suis un vase. Je suis le parangon des vases. Lorsqu’on a acheté le vase, je l’ai monté sur quatre étages, en parcourant très précisément, si tu veux des chiffres, 98 marches d’escalier.Je suis aussi celui qui l’a couvert à chaque fois que les copains venaient à la maison, pour ne pas qu’il ternisse et pour que personne ne s’en prenne à lui par jalousie. Je suis le protecteur numéro un de ce vase, pourquoi donc m’en prendrais-je à lui ?

Exemples tirés de la réalité :

« Pourquoi voudrais-je donc couper des arbres alors que nous en avons planté trois quatrillions ? »

« Au nom de quoi irais-je faire pression sur le verdict ? J’ai construit le plus grand palais de justice de Turquie et suis celui de toute l’histoire de la République qui a laissé le plus de latitude à la justice »

Technique n°3 : minimiser le problème, banaliser l’événement et donner moult exemples pour relativiser ses agissements

- Par ailleurs je ne comprends pas pourquoi tu réagis si mal devant le réaménagement esthétique du vase. Les vases sont un type de décoration couramment utilisé dans les anciens pays communistes et qui largement fait son temps. Observe ce qui se passe aux USA, en Angleterre, il y a-t’il des vases dans les maisons ? En voit-on dans les films ? En voit-on dans les habitations modernes ? Les vases sont des objets bizarres qu’on trouvait en Roumanie du temps de Ceaucescu ou dans les oblasts ukrainiens qui n’avaient pas encore rompu avec le fléau communiste. Il y a-t’il une place pour les vases dans le monde moderne ? Non point. Cette réaction est incompréhensible. J’irai même jusqu’à dire que le réaménagement esthétique de ce vase n’avait que trop tardé.

Exemples tirés de la réalité :

« La réglementation de l’alcool ça n’est pas seulement chez nous. Nousne l’avons pas inventé. Observez ce qui se passe dans les pays scandinaves, en France, en Angleterre, les limitations s’enchaînent les unes après les autres. Les réglementations en vigueur chez nous ne sont qu’un début. »

Technique n°4 :faire suffoquer son interlocuteur sous l’affection et la vertu. Dire que vous auriez pu le faire si vous l’aviez voulu mais que vous avez préféré vous abstenir.

- Voilà que tu viens m’accuser mais si j’avais voulu j’aurais pu le casser vingt fois ce vase ! Je suis tous les jours à la maison, tête à tête avec le vase. Pourquoi je l’ai pas cassé avant puisque j’ai soit-disant un comportement hostile ? Si telle avait été ma volonté je l’aurais cassé, je l’aurais même pulvérisé ce vase. Mais je n’en ai rien fait. Quand bien même j’avais personnellement quelques divergences de vue vis à vis du vase. Car je respecte ton avis. Le droit des gens d’aimer les vases est pour moi un droit sacré. J’aime ce vase, non pas parce qu’il est vase mais parce qu’il appartient à la Création. Je suis le garant des vases de cette maison.

Exemples tirés de la réalité (Erdoğan n’est d’ailleurs pas le seul à utiliser cette technique, tous les partis politiques y recourent) :

« Nous aurions pu couper internet pendant les événements de Gezi, et bien nous ne l’avons pas fait » ou comme Melih Gökçek [maire d’Ankara] l’a dit : « Nous aurions pu vous noyer dans un verre d’eau mais on est des démocrates bordel ! »

Technique n°5 : ne jamais laisser une question pendante. Supposer pour les besoins de la cause que la question est vraie et s’efforcer d’y répondre au mieux.

- Admettons que ce que tu dis soit vrai et qu’il est bien arrivé au vase ce que tu prétends qu’il lui est arrivé. Est-ce que cela induit que tout est arrivé par ma faute ? Un courant d’air a pu le renverser, un chat qui courait par là a pu le casser. J’ai donné les instructions nécessaires à Mustafa le fils du voisin pour qu’il procède à une enquête sur le sujet. Il étudie en ce moment même la vitesse du vent d’hier et le comportement du chat et m’enverra un rapport circonstancié. Si la moindre erreur est établie je punirai le chat en personne. Et c’est moi qui réparerai la fenêtre. Je suis tout cela avec attention, pour le bien de notre maison, pour sa beauté et son confort.

Exemples tirés de la réalité :

« Il y a eu des plaintes concernant l’utilisation démesurée de la force policière lors des événements du parc Gezi. J’ai transmis mes instructions aux autorités concernées pour qu’elles en étudient le bien-fondé. Si une chose pareille a bien eu lieu, le nécessaire sera fait. Nous n’autorisons pas et n’autoriserons jamais de pareilles choses. »

Technique n°6 : remettre en cause la familiarité de son interlocuteur sur le sujet en question.

- On en arrive au point suivant. Le vase dans le salon n’était pas le premier vase à subir un réaménagement esthétique. Comment se fait-il que tu n’aies pas réagi lorsque le fils du voisin d’en dessous a cassé non pas un mais deux vases, en dépit de ta sensibilité sur la question des vases ? Où étais-tu à ce moment là ? Ou encore pourquoi ne t’es-tu pas jointe aux pleurs de la tante Ayşe lorsque celle-ci a vu ses céramiques brisées lors d’un déménagement ? La vraie raison ne serait-elle que ce vase te permet de salir celui qui se tient derrière ? Ce vase est un prétexte.

Exemples tirés de la réalité :

« Si vous aimez tellement les arbres où étiez-vous lorsque je me suis battu pour éviter la construction d’une université sur un terrain boisé ? Où était-donc la foule ce jour-là ? »

« Puisque vous accordez tellement d’importance à la liberté de la presse, où vous trouviez-vous durant le 28 février [1997. Date du coup d’État “post-moderne”] » ?

Technique n°7 : vous êtes tiré d’affaire et vous êtes présentés sous un jour favorable. Utiliser maintenant cet avantage pour diffamer votre adversaire.

- Ce coup du vase porte la signature de mon frère Ali. C’est bien le genre à faire ça. Qui donc avait cassé la fenêtre de la vitrine l’année dernière et tiré son ballon sur le pick-up de papa quand il était petit ? Ali. C’est tout à fait dans sa mentalité de casser un vase. C’est lui qui est derrière tout ça je te le dis. Papa va bientôt décider de l’argent de poche qu’il nous donne à chacun et, comme il n’arrive pas à me dépasser à l’école il a trouvé ce moyen de me traîner dans la boue. Papa sait très bien tout ça. Il prendra la bonne décision, je suis absolument tranquille à ce sujet. Nous discutons tout le temps papa et moi.

Exemple tiré de la réalité :

« Ces manifestations, ces désordres c’est tout à fait dans la mentalité du CHP. Ils sont derrière tout ça, les élections approchent et ils se croient malins en essayer de frapper là. Ils ont constitué quelques groupes de marginaux et encouragé deux trois vandales à mettre la pagaille, mais nous connaissons le peuple et savons qu’il n’accorde aucun crédit à ce parti. Le peuple comprend tout. »

Technique n°8 : Le sujet est clos, toutes les réponses nécessaires ont été apportées. Conclure son discours en vantant ses mérites et quitter les lieux au sommet de sa gloire.

- Je ne m’intéresse pas à tout ça, maman. Moi je reste concentré sur mon travail. Regarde, voilà deux ans que je m’attelle à mener ma vie de collégien et je passe pour l’élève le plus travailleur. Tout le monde m’encense et les mères des autres collégiens ne cessent d’enjoindre à leurs enfants de se comporter comme Tayyip. Nous en sommes là. 20 sur 20 en religion, 20 en SES, 20 en mathématiques. Nous en sommes là. Quant à moi je reste focalisé sur mon travail, sur mes cours. Je m’efforce et m’efforcerai toujours d’être un enfant modèle pour notre famille et, comme dit Papa, qu’avec l’aide de Dieu nous devenions un exemple pour tous les familles de l’immeuble.

Exemple tiré de la réalité :

« La situation économique est excellente, les dettes auprès du FMI sont minimes, le revenu national a bondi etc etc. »

*****

Il y a des petits points de détail à utiliser à l’occasion en dehors de ces techniques.

« J’ai donné les instructions, les camarades l’ont résolu ». Utiliser « nous » pour les choses positives, préférer des noms d’institutions telles que l’État, la police pour les choses auxquelles on ne souhaite pas se retrouver associé.

Pour les bonnes choses :

« Nous avons fait construire le stade de Galatasaray et l’avons confié à Galatasaray. »

« Nous avons réalisé la plus grande fontaine de la galaxie à Kayseri »

Pour les choses auxquelles vous ne souhaitez pas être mêlé :

« La police a peut-être usé d’une manière disproportionnée des gaz lacrymogènes »

« L’État discute avec Imrali [île où est emprisonnée Öcalan], l’État discute avec tout le monde. »

Répondre aux accusations/questions en utilisant les propres valeurs et les propres armes de son accusateur.

Par exemple : « Il est écrit dans la Constitution que l’État protège les citoyens de l’alcool et des stupéfiants. Voilà la tâche qui m’incombe ; ce n’est pas moi qui ai rajouté l’article ! »

Déformer la prononciation du nom des gens ou des institutions dont vous ne souhaitez pas qu’on vous entende parler ou les affubler d’un surnom.

Ne dites pas Atatürk mais Gazi Mustafa Kemal. Ne dites pas Öcalan mais Imrali. Ne dites pas « Dje He Pe » [CHP, Parti Républicain du Peuple] mais « la mentalité Dje Ha Pe » [avec déformation du « he » en « ha »]

Poser une question brève à réponse fermée sur des sujets qui nécessiteraient une longue réponse afin que l’interlocuteur ne puisse rien répliquer et que vous paraissiez néanmoins légitime.

Par exemple en conversation avec des dizaines de journalistes dites : « D’après vous quel message je suis censé tiré des manifestations, dites-moi ? ».

Lorsqu’une question rapportant la critique d’un tiers vous est posée, recourrez d’emblée à une attaque ad hominem.

« Si X est bien le démocrate qu’il prétend être, pourquoi s’est-il tu lors de telle ou telle injustice ? Qu’est ce qu’au juste Y a apporté de bon au Japon ? Le seul objectif est de salir l’homme qui est derrière... »

Toujours vanter ce que vous avez réalisé et jamais votre propre personne, sous-estimer au contraire son mérite personnel.

Portez vos réalisations aux nues en disant des choses comme « ce gouvernement a opéré la plus grande avancée de toute l’histoire de la République » ou encore « nous avons réalisé le plus grand X de toute la Turquie » tout en vous effaçant grâce à des phrases telles que «  je ne suis pas votre dirigeant, je suis à votre service ». Par exemple au sujet de Van, Erdoğan a recouru aux deux techniques d’un seul coup : « Grâce aux investissements que nous avons réalisé nous avons reconstruit Van. Pourquoi cette avancée ? Nous ne sommes pas des seigneurs, nous sommes ceux auxquels [ce pays] a été confié, nous sommes au service [des gens]. »

Adjoindre à chaque chose que vous faites une perspective plus large ou un objectif grandiose.

Ainsi au moment de sortir la loi sur l’alcool affirmez que « nous avons l’obligation d’offrir à nos enfants de nouveaux horizons, de nouvelles ambitions, de les élever comme autant de [Mehmet le] Conquérant, comme autant de Mimar Sinan », ou encore lors de l’inauguration d’un rond-point, mentionnez un « objectif 2023 ».

Magnifier chacune de vos réalisations en les mettant en parallèle avec une faute ou une erreur passées faite à votre encontre.

Forcer le contraste en exagérant de part et d’autre, par exemple :« Auparavant on encourageait les enfants à boire de la bière au petit-déjeuner. Désormais nous protégeons notre jeunesse des méfaits de l’alcool. »

Créer un climat laissant à penser que vous êtes au courant et maîtriser tout, afin que les gens s’autocensurent en ayant la certitude que chacun de leurs fait et gestes est surveillé.

« Nous savons pertinemment qui est à l’origine de X » ou encore « nous connaissons l’identité des personnes qui ont recueilli des fonds pour l’annonce du New York Times » [qui a publié une page de publicité achetée par les manifestants d’Occupy Gezi] (de fait les noms des donateurs apparaissent noir sur blanc sur le site de collecte de fonds Indiegogo). Le fait de citer sans faute chaque chiffre à la virgule près est aussi un bon exemple de la manière dont vous pouvez vous donner des airs d’omniscience.

Quoique que vous disiez prendre garde à toujours faire œuvre de raisonnement, à grand renforts de « car » et de « c’est pourquoi ». Les raisons avancées ne comptent pas vraiment, il s’agit simplement d’éviter de donner aux gens l’opportunité de penser au pourquoi.

« Nous souhaitons transformer Haydarpaşa [gare historique de la partie asiatique d’Istanbul] en hôtel car il y a une pénurie d’hôtels à Istanbul. » L’important est de toujours dire ce que vous souhaiter faire au début, car dans le cas contraire on pourrait s’apercevoir du caractère absurde de votre phrase. Ainsi si l’on renverse le propos précédent il perd toute sa force persuasive :« Istanbul souffre d’une pénurie d’hôtels, si bien que nous avons décidé de transformer Haydarpaşa en hôtel ».

Si jamais vous manquer d’argument à exposer, n’importe quelle phrase commençant par « car » fait aussi bien l’affaire. Ainsi : « Nous souhaitons faire de Taksim une place piétonne, car c’est ce que le peuple souhaite que nous fassions ».

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Sources

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