Depuis « Un long été à Istanbul », j’ai toujours aimé les livres de Nedim Gürsel. À chaque fois devant la tour de Galata, je me souviens encore de sa description d’un être fantomatique et abandonné. L’art de décrire la nostalgie des ruines n’est pas donné à tout le monde. Non pas que je prétende avoir tout lu – loin de là – mais chaque incursion dons son œuvre s’est révélée heureuse. Pour le moment, ses essais et récits de voyages avaient de manière instinctive ma préférence. J’en aimais les titres, les idées et surtout le style bref et incisif de ce chirurgien des mots. Je pense à deux publications particulières : « De ville en ville » et « Retour dans les Balkans » qui m’ont enthousiasmés. Tous deux ayant trait a des descriptions de la vieille Europe, de Prague à Sarajevo, des retours de mémoires, familiale, amicale, amoureuse, constatées ou inventées, des plongées dans l’histoire et la matrice de ce qui lie – ou pas – nos cultures.
Nedim Gürsel n’est pas de ceux qui décrivent « l’autre » comme un être désincarné et sans passé. Des journalistes l’ont tellement utilisé que le sens même de cette expression s’est perdu dans les limbes d’une sorte de sous-culture influencée par les slogans publicitaires. Souvent on y met même une lettre capitale pour mieux en souligner – peut-être – sa déchéance. Nedim Gürsel est un écrivain du dialogue – dia pouvant faire référence en grec à l’idée de « séparation » – donc rapprocher ce qui est différent, séparé, et non identique. Sa vision d’un auteur turc, qui écrit en turc – hommage soit rendus à ses traducteurs –, demeure celle d’un « autre » bien déterminé. Il n’écrit pas à notre place – nous lecteurs ouest européens – mais pour nous, par des portraits de ville notamment avec son propre regard ; nous rappelant cette idée développée par Hegel que « ce qui est bien connu » n’est de ce fait pas, ou peu, connu.
L’ange rouge est un roman qui s’inscrit dans cette veine. L’histoire est savoureuse. Le narrateur est invité à un rendez-vous mystérieux à Berlin. Il ne sait rien encore de ce qui l’attend. Il est suivi, plusieurs cafés, de longues marches dans une ville froide et pluvieuse. Nous découvrons qu’il est le biographe de Nâzim Hikmet, le poète mort en exil. L’autre personnage, qui deviendra vite central, est un ami d’université du célèbre auteur devenu agent des anciens services est-allemand. Une histoire d’amour étrange vient se greffer à l’intrigue. Surtout, nous voyageons suivant des axes mal-connus, de Bakou à Moscou, puis dans un Berlin réunifié où couve l’amertume des anciens passionnés du monde rouge. Nedim Gürsel nous propose un double « entre », celui de l’évocation du communisme d’État défunt, et celui d’un auteur turc cherchant sa voie au travers des idéologies du siècle dernier. Il y a des villes et des femmes surtout. Des amours défunts et des portraits psychologiques qui nous rapprochent de ces gens de l’ombre, de ces morts-vivants qui ne sont plus éclairés que par la seule lumière des galeries marchandes. Un grand voyage.
L’ange rouge de Nedim Gürsel - Seuil, 375 pages, 21,50 euros.
Traduit du turc par Jean Descat.