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Turquie : Ouverture du procès du KCK à Silivri et inconstances gouvernementales

mercredi 11 juillet 2012, par Jean Marcou

Le 2 juillet, à Silivri, près d’Istanbul, s’est ouvert le procès du KCK, un réseau d’élus et de militants kurdes, accusés d’être la vitrine politique urbaine du PKK. Depuis 2009 et la publication d’une saisissante photo de suspects arrêtés et menottés, attendant en file indienne sous la surveillance de leurs gardiens, cette affaire a donné lieu à des vagues d’arrestations successives, qui ont conduit près de 2000 personnes derrière les barreaux. Ce sont 205 d’entre elles qui comparaissent actuellement à Silivri, dont l’éditeur Ragıp Zarakolu et l’universitaire Büşra Ersanlı. À bien des égards, ces derniers sont devenus, du fait de leur notoriété, les figures emblématiques de cette interminable procédure judiciaire, et leur situation suscite aujourd’hui une importante mobilisation internationale de solidarité (cf. La pétition « Le grand enfermement des libertés en Turquie » publiée dans Le Monde du 4 juillet 2012).

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Turquie : Ouverture du procès du KCK à Silivri

L’arrestation de ces deux personnalités turques, en novembre dernier (cf. notre édition du 5 novembre 2011 « Nouvelles arrestations inquiétantes en Turquie »), dans le cadre de l’enquête sur le KCK, quelques mois après celles des journalistes, Ahmet Şık et de Nedim Şener, dans le cadre d’Ergenekon (cf. notre édition du 6 mars 2011 « La 18e vague d’arrestations de l’affaire « Ergenekon » soulève de vives inquiétudes en ce qui concerne la liberté des médias en Turquie. »), avait confirmé à quel point ce genre d’affaire s’insère dans une stratégie d’intimidation des milieux d’opposition en Turquie. Toutefois, si l’affaire Ergenekon est partie de la mise au jour des agissements répréhensibles de « l’Etat profond » et des immixtions de l’armée dans la vie politique, pour ensuite ratisser large bien au-delà des cercles de comploteurs, et toucher des intellectuels dont le seul crime est de déplaire au régime, l’affaire du KCK est apparue d’emblée comme issue de mobiles de basse politique. Après l’échec qu’a constitué pour l’AKP, lors des élections municipales de mars 2009, la conservation par le DTP (la formation parlementaire kurde qui a précédé l’actuel BDP, avant d’être dissoute par la cour constitutionnelle) de ses bastions politiques dans le sud-est (cf. notre édition du 30 mars 2009 « Victoire en demi-teinte pour l’AKP aux élections locales. »), le gouvernement a entrepris d’empêcher concrètement une affirmation du fait politique kurde dans la vie courante. C’est ce qui explique sans doute cet acharnement judiciaire contre des élus et des militants kurdes, mais aussi contre les intellectuels turcs susceptibles, comme Ragıp Zarakolu et Büşra Ersanlı, d’apporter leur soutien à ce processus.

Pourtant, après l’ouverture de ce procès à grand spectacle, de surcroît dans un tribunal d’exception proche de la prison où sont incarcérés une bonne partie des prévenus, on a du mal à cerner la stratégie et les objectifs qui sont ceux des autorités du pays. Ce procès est en effet paradoxal, car, la veille de son ouverture, le 1er juillet 2012, le parlement a voté le troisième paquet de réformes de la justice, qui théoriquement supprime les procureurs et tribunaux spéciaux, qui officient dans les affaires de complot comme Ergenekon et Balyoz, mais aussi dans l’affaire du KCK. Le projet de supprimer ces procédures et juridictions d’exception, par une réforme de l’article 250 du Code de procédure pénal (cf. notre édition du 11 juin 2012 « Turquie : la querelle de l’article 250 du Code de procédure pénale ») a provoqué une polémique sans fin, qui a divisé le gouvernement et le parti majoritaire, les ministres et les militants proches de la confrérie de Fethullah Gülen s’y montrant farouchement opposés. Les journaux du groupe Zaman, en particulier, ont mené, ces dernières semaines, une véritable campagne pour dissuader le gouvernement de réformer l’article 250 du Code de procédure pénal, en dénonçant une régression de l’Etat de droit et les risques d’abandon des grands procès.

Cette querelle s’est également manifestée, au travers de deux autres procédures, qui ont défrayé la chronique, au cours des derniers mois. Lors de l’affaire du MIT (cf. notre édition du 24 février 2012 « 
« L’affaire du MİT » et les évolutions en cours du système politique turc. »)
, des juges et policiers proches de la néo-confrérie ont tenté de faire citer à comparaître Hakan Fidan, le chef des services de renseignement turc, qui est au demeurant un proche collaborateur de Recep Tayyip Erdoğan. Par ailleurs, l’affaire des matchs de football truqués, analysée par beaucoup comme un règlement de compte visant le directeur du club de Fenerbahçe, Aziz Yıldırım, récemment condamné, a vu les gros bataillons parlementaires de l’AKP, après avoir assoupli les lois réprimant les tricheurs, résister au véto suspensif du président Abdullah Gül et maintenir leur texte.

Le procès du KCK s’ouvre donc au moment où les procureurs et cours spéciales viennent d’être supprimés par le parlement, même si ce dernier a prévu des mesures transitoires pour permettre aux grandes affaires d’aller jusqu’à leur terme et aux procédures et juridictions dérogatoires au droit commun d’être en partie maintenues, lorsque des agissements « terroristes » sont en jeu ; autant de restrictions qui ont fait dire à des députés du CHP et du BDP, dimanche soir, qu’on en avait pas fini avec les fameuses cours spéciales… La preuve en a été administrée, dès le lundi matin, par l’ouverture du procès du KCK.

Mais ce n’est pas seulement sur le plan juridique que le procès en question semble aller à contre courant, mais aussi sur le plan politique, car il intervient au moment même où, en dépit de la récente embuscade du PKK à Dağlica, une lueur d’espoir en ce qui concerne le règlement de la question kurde paraissait à nouveau se dessiner. Le CHP a proposé à l’AKP une feuille de route (cf. notre édition 7 juin 2012 « 
Le CHP et l’AKP s’accordent sur une feuille de route pour essayer de trouver une solution à la question kurde. »)
et le 30 juin, Recep Tayyip Erdoğan a rencontré la députée Leyla Zana, symbole de la cause kurde depuis les années 1990…

Il y a quelques semaines je mettais en garde mes lecteurs contre les torticolis qui pouvaient résulter d’un suivi trop assidu de la politique étrangère turque (cf. notre édition du avril 2012 « Les « Amis du peuple syrien » se réunissent à Istanbul »), j’avoue que je suis tenté d’adresser le même conseil à ceux qui se passionnent de trop près pour sa politique intérieure. Un autre exemple des volte-face ou des incohérences gouvernementales vient d’être fourni par l’annonce de la réduction prochaine du délai légal de l’avortement (cf. notre édition du 5 juin 2012 « Les débats et les manifestations provoqués par le projet visant à restreindre le droit à l’avortement prennent de l’ampleur en Turquie »). Soutenue par des déclarations subites et fracassantes du premier ministre sur les droits du fœtus et sur la défense de la natalité turque, cette initiative a généré un mouvement important de protestations, avant d’être finalement abandonné…

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Sources

Article original publié sur l site de l’OViPoT sous le titre : « Ouverture du procès du KCK à Silivri et inconstances gouvernementales->http://ovipot.hypotheses.org/7567&nbsp

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