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Une Turquie en pleine maturité

mardi 11 septembre 2007, par Marillac

Pour un peu, l’été politique en Turquie ne nous aurait pas laissé souffler : nous en avons tout de même pris la liberté imitant en cela les tornades parfois contraires du vent de l’Histoire.
Et cette rentrée, on ne peut plus studieuse, nous offre le recul si nécessaire aux commentaires.

Après les tempêtes du printemps dernier et la montée sans précédent des tensions politiques et nerveuses en Turquie voilà que ces marques de fabrique de l’Histoire que sont le bruit et la fureur semblent enfin quelque peu s’apaiser.
Et ce sont tous les bateleurs de foire, les organisateurs de carnaval et autres marchands de peur de France, de Navarre, de Turquie et de Cappadoce qui voient sous leurs yeux se résorber le sceau de la défaite. Expliquons-nous.

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Avec le 22 juillet dernier qui a consacré la victoire éclatante d’un AKP (Parti de la Justice et du Développement au pouvoir depuis 5 ans) aux portes et aux fenêtres ouvertes tant dans ses listes que dans son électorat, puis avec l’élection alors rendue possible de l’ancien ministre des Affaires Etrangères, Abdullah Gül, au poste de Président de la République, voilà pour la première fois dans l’histoire de la Turquie républicaine, l’avènement des « nègres » du régime au tout premier rang du protocole d’Etat. Et les voilà qui se débarassent des oripeaux de cette lassante « négritude » anatolienne. Comme d’ailleurs les « blancs » qui vont également peu à peu cesser de jouer à la blanche attitude…

Cet été, la Turquie a quitté les 19e et 20e siècles pour rentrer de plain-pied dans son 21e.

La dichotomie fondatrice de la République entre une élite « éclairée », occidentalisée et une masse « aveugle et ignorante » est en train de s’estomper : et c’est elle que d’immenses manifestations au printemps dernier ont tenté de maintenir, bousculée qu’elle est par cette modernité dont les masses et toute une classe émergente sont en train de s’emparer, portées par des processus internes mais plus encore par la globalisation.

Cette dichotomie propre à la pensée européiste, identitaire (nationaliste) et colonialo-impérialiste, reprise telle quelle dans la pratique et l’idéologie modernisatrice du kémalisme a été maintenue figée et glacée tant que pouvait être brandi le modèle de civilisation européen, à la fois comme lointain et inaccessible objectif et comme principe de légitimation de l’appareil de coercition qui porte le nom d’Etat-nation.

Mais alors que ce modèle de civilisation moderne, cette modernité, est passée de l’ordre du rêve à celui d’une réalité quotidienne portée par une Turquie urbanisée, en voie d’industrialisation et de plus en plus ouverte sur le reste du monde – et cela, pour les « classes » traditionnellement occidentalisées mais et surtout pour les « classes » d’extraction rurales et conservatrices – la légitimité du carcan républicain est apparue diminuée voire écornée. La modernité, cette civilisation moderne qui fut le seul et véritable objectif d’Atatürk ne pouvait plus alors être brandie comme le but ultime et quasi transcendant d’une révolution initiée dans les années 20. Elle est aujourd’hui devenue une réalité quasi immanente à la société turque, du moins en ce qui concerne aujourd’hui ses conditions de vie.

Fin de la tutelle donc. Fin de la dichotomie par la même occasion : fin de cette caricature de Turquie qu’on nous présentait, pour mieux attiser toutes les peurs là-bas en Turquie, ici en France et en Europe en général avec ces islamistes d’un côté et les laïcs de l’autre…

Pour nous, les leçons sont complexes :

- si la dichotomie qui fut un temps importée (reproduction du modèle occidentaliste de représentation des sociétés non-occidentales) d’Europe perd peu à peu toute réalité aujourd’hui en Turquie, qu’en sera-t-il en Europe ? Qu’adviendra-t-il ?
Comment allons-nous comprendre que la modernité n’est plus un absolu dont nous sommes dotés mais un état du monde partagé et problématique ? Allons-nous vivre les mêmes peurs que celles qui agitent en Turquie les héritiers des classes occidentalisées du début du 20e ?

- un argument piège en faveur de l’adhésion de la Turquie à l’UE va tomber. Et c’est tant mieux : on ne pourra bientôt plus dire qu’il faut l’UE à la Turquie sous peine de tomber dans l’escarcelle des islamistes. Car il s’agissait là, sous couvert d’aider la Turquie, de la renvoyer à cette vieille, fallacieuse et conservatrice dichotomie. Et de nier par la même occasion toutes les possibilités d’évolution, de transition démocratique, voire de développement au sens large.

La Turquie échappe peu à peu à ses vieux tabous et anciennes grilles de lecture : il serait bon que l’Europe échappe aussi au confort de ses pensées. Mais le poids des mutations du monde se fait plus sentir en Anatolie que dans les grands pays fondateurs du projet européen. Et nous continuons de perdre un temps précieux.

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