Au-delà des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE et de l’obstacle chypriote, l’UE et Ankara sont des partenaires naturels sur toute une série de questions stratégiques majeures comme les approvisionnements énergétiques, le nucléaire iranien, l’Irak ou la question israélo-palestinienne.
L’intérêt de conserver une relation privilégiée avec la Turquie l’emporte sur la nécessité de ne pas effaroucher les opinions publiques européennes. Murat Yetkin, chroniqueur et correspondant du quotidien Radikal, relate les débats survenus entre représentants turcs et européens lors de l’ouverture du premier chapitre des négociations d’adhésion.
La participation de dernière minute aux grands messes européennes est devenue une habitude pour la Turquie !!!
M. Papadopoulos, c’est ici la place réservée à la délégation turque...
Je sais, je sais. Mais il faudra bien encore 7 ou 8 heures avant qu’ils n’arrivent !!!
© Emre Ulas, Radikal, le 14/06/2006
Un repas tardif. Le ministre des affaires étrangères Abdullah Gül et le négociateur en chef pour la Turquie, Ali Babacan sont à Luxembourg au terme de 6 heures d’une attente tendue. Peu après, on en viendra la conférence intergouvernementale puis de là, à la réunion du Conseil de Partenariat, phases atteintes alors qu’on a pu dépasser la tension montée en épingle par Chypre bien décidée à entraver l’ouverture et la fermeture du premier chapitre de négociations entre la Turquie et l’UE.
C’est un repas en comité restreint : utre Gül et Babacan, on y trouve le chef de la diplomatie croate Kolinda Grabar-Kitaroviç, la ministre des affaires étrangères du pays, l’Autriche, qui occupe la présidence tournante de l’UE, Mme Ursulla Plassnik, le Commissaire européen en charge de l’élargissement, Olli Rehn ainsi que le M. PESC de l’UE, Javier Solana.
Sujets stratégiques globaux
On n’y parle pas que de l’UE. Mais alors qu’il en est question, se produit une chose qui surprend Solana, Plassnik et Rehn. Le ministre croate commence de raconter l’amitié et le soutien que son pays a reçu de la Turquie dans le processus d’implosion de la Yougoslavie et d’indépendance de la Croatie ; il poursuit son discours pendant à peu près 10 minutes.
Solana aborde ensuite deux sujets qui concerne la sécurité mondiale : la question palestinienne et l’Iran. C’est la semaine dernière que l’on a compris en détails combien la Turquie était engagée dans un actif trafic diplomatique sur la question iranienne. Solana a pu mesurer, à son retour de Téhéran, tout le sens de la position que tient et tiendra la Turquie. Comment peut-on aller vers une collaboration plus approfondie avec l’UE sur ces deux sujets ? La question est là.
Deux heures auparavant, Abdullah Gül s’adressait ainsi aux journalistes qui l’accompagnaient dans l’avion :
« L’UE ne doit pas jouer la carte de la solidarité sur une fausse position. Nous avons des questions globales et stratégiques à traiter en complète solidarité. » Il visait notamment toute une série de problèmes dont les questions iranienne et palestinienne.
Mais y figure également, par exemple, la question énergétique. Dans la dernière mouture du livre vert consacré aux politiques énergétiques de l’UE, la place de la Turquie est complètement visible malgré tous les efforts consacrés à sa dissimulation.
Le poids réel de la question chypriote
Dans un tel contexte, la probabilité de voir les négociations entre la Turquie et l’UE interrompues à cause de Chypre paraît faible. Jusqu’à aujourd’hui, c’est la troisième fois que la République de Chypre ouvre la porte à la Turquie dans sa route vers l’UE dont elle est membre. Dans la déclaration d’il ya deux jours liée à l’ouverture du premier chapitre de négociations, la référence à la déclaration turque du 21 septembre 2005 risque encore de faire monter la tension chypriote en octobre et novembre prochains. Mais comme l’a précisé Rehn, cette tension peut-elle déboucher sur un réel déraillement ?
Lors de la conférence de presse commune donnée avec Rehn et Plassnik, Gül déclarait :
« Un accident ne peut pas être unilatéral. Tout le monde en paie le prix. Si la partie sud de Chypre est en mesure de renforcer l’UE plus que ne le ferait la Turquie, alors c’est en son sens qu’iront les préférences européennes. »
Ali Babacan devait en « remettre une couche » dans l’avion du retour :
« Si cette affaire venait à capoter du seul fait chypriote, la partie sud de Chypre ne s’en relèverait pas. Les conséquences du blocage de l’adhésion d’un pays comme la Turquie seraient énormes. Plus qu’économiques, elles seraient politiques. L’UE en a conscience : tout le monde s’efforce de trouver une solution. »
Dans la presse européenne, le franchissement de la première étape concrète des négociations a parfois tenu la première page hier. Certains ne cachaient pas leur gêne face à une telle situation. Malgré cela, et même si la Turquie connaît de sérieux problèmes, le fait qu’elle continue sa progression pas à pas semble montrer que l’Europe ne peut faire ni avec ni sans elle.
Le cœur des problèmes
Cela étant, il est des domaines bien plus problématiques que Chypre dans le cadre des relations turco-européennes. Plassnik rappelait à Luxembourg que l’UE « souhaitait voir parmi ses membres une Turquie démocratique, reconnaissant la suprématie du droit et respectueuse des droits de l’homme. »
Dans le domaine des droits de l’homme et des libertés, le gouvernement a encore des mesures à prendre. Cependant la multiplication des cas comme les mises en accusation de journalistes et d’écrivains pour leurs écrits, rendent nécessaires des aménagements législatifs comme un changement des mentalités. Et cela, sans doute est-ce le plus difficile.
Ce processus peut sans doute être facilité par une plus grande implication de la société civile et un plus grand intérêt de l’opinion publique pour le processus de négociations, deux choses qui pourraient être favorisées par le gouvernement.