Prenez garde. La Turquie use aujourd’hui d’une arme particulièrement précieuse en ce qui concerne la lutte qu’elle mène contre le PKK. Depuis qu’Ankara a commencé de parler d’autorisation pour une action armée en dehors du territoire, celle-ci s’est installée en tête des agendas diplomatiques du monde entier et ce, à commencer par celui des Etats-Unis. C’est dire que ce que nous envisageons a été pris au sérieux, au moins sur le plan diplomatique.
Mais il reste à savoir si nous nous sommes lancés dans cette affaire pour une opération d’ampleur limitée, c’est-à-dire comme nous l’avons fait 24 fois par le passé pour entraver les préparatifs hivernaux du PKK, pour s’en prendre aux implantations de l’organisation qui sont le plus proches de la frontière, ou bien – ou bien – pour en finir une fois pour toutes avec cette question ?
Si notre souci ne procède que de considérations militaires et que notre seul objectif reste de causer des dommages au PKK ou même en fait de réussir à passer un hiver relativement tranquille alors je suis d’avis que nous faisons beaucoup de bruit pour pas grand-chose.
Il est même pensable que pour atteindre de tels objectifs une autorisation d’intervention militaire votée par l’Assemblée n’aurait pas été nécessaire. Nous aurions pu régler le problème par des opérations du type de celles que nous sommes en train d’organiser le long de la frontière irakienne dans la région de Hakkari et consistant à poursuivre les groupes du PKK qui se sont infiltrés. Depuis maintenant une semaine, des unités turques franchissent la frontière pour se lancer à la poursuite du PKK et ce, sans que quiconque ne dise quoi que ce soit.
Mais le fait d’avoir demandé une autorisation à l’Assemblée, c’est-à-dire dans une certaine mesure la permission de déclarer la guerre à un autre pays, ne correspond pas vraiment à la dimension que peuvent recouvrir des actions du type de la poursuite. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que depuis quelques jours, tout le monde est sur le qui-vive.
C’est dire combien l’impression que nous donnons au monde entier est celle d’un pays qui veut en finir une bonne fois pour toutes avec le PKK. Et nous n’atteindrons cet objectif qu’en parvenant à obtenir le départ des chefs du PKK d’Irak par des pressions militaires ou diplomatiques. Ou bien nous « nettoierons » la région avec nos propres troupes. Le sens des durées, de l’ultimatum et de toutes nos demandes n’est pas à chercher ailleurs.
Mais s’il en est vraiment ainsi et que notre volonté est de régler la question du PKK une bonne fois pour toutes, alors il nous faut voir que la seule planification d’opérations militaires ne saurait suffire. Quand bien même nous serions tout à fait en réussite sur les plans militaire et diplomatique et que le PKK déclare se dissoudre et renoncer à la lutte armée, il nous faut définir des plans, une politique et pour le dire en substance, une stratégie tout entière tournée vers la solution que l’on doit apporter au problème kurde.
On peut alors se poser la question de savoir si le fait de prendre rapidement des mesures dans le sens d’un enrichissement économique et démocratique de la région du Sud-Est anatolien, sur le modèle de ce qu’a promis le gouvernement pourra en soi suffire à nous faire progresser sur la voie d’une solution ?
Si demain le PKK renonce à la lutte armée et décide d’enterrer la hache de guerre, lui sera-t-il possible de pousser les revendications qui sont les siennes aujourd’hui au son des fusils dans un contexte démocratique ? En bref, avons-nous une stratégie qui nous permettrait de sortir et de mettre fin à ce contexte – ce bourbier – qui ne fait que nourrir le terrorisme ?
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Nous n’avons jamais considéré le PKK comme un représentant légitime des Kurdes de Turquie. Et même sans parler du PKK, nous n’avons jamais considéré personne comme capable de tenir ce rôle. Il était selon moi juste de ne pas le faire. Et c’est encore juste.
Mais il est une difficulté pratique entraînée par cette attitude : parce que la force qui vous est opposée est illégale, et parce que même si elle déposait les armes vous ne la reconnaîtriez pas comme un interlocuteur légitime, il est complètement impossible d’envisager avec quelque personne ou institution que ce soit des négociations, l’exposé de revendications et éventuellement la conclusion d’un accord. Dans ce cas, il nous faut dans un premier temps reconnaître que nous avons un « problème » (et en cela, je ne sais pas s’il s’en souvient encore, mais le premier ministre Erdogan l’a lui-même reconnu) puis dans un second, avancer unilatéralement une série de réponses ou bien encore nous engager fortement à le faire.
Nous avons beau tourner le problème dans tous les sens, nous en revenons toujours à la même question d’une stratégie.
Et je suis d’avis qu’en fait la Turquie en dispose d’aucune stratégie en ce sens. On agit ici généralement au fil de nos actes avec cette mentalité selon laquelle « la caravane s’organise une fois lancée ».
Or il ne suffira même pas qu’une telle stratégie existe : il faudra également qu’elle soit une stratégie nationale. C’est-à-dire qu’aucun parti parvenu au pouvoir ne soit en mesure de la mettre au placard. Il sera nécessaire qu’elle soit inspirée par des mesures que des gouvernements différents soient tous capables de mettre en œuvre.
Jusqu’à présent la Turquie s’est toujours gardée de formuler pareille stratégie. Prétextant à chaque fois que le préalable devait être la fin du terrorisme. Lorsqu’en 1999, le terrorisme prit fin, quelques mesures allant dans le sens d’une démocratisation furent votées. Mais la démocratisation a fait peur au PKK. Et le terrorisme a opéré son grand retour.
Par conséquent si aujourd’hui nous devons agir, alors la stratégie que nous serons chargés de mettre en place se doit d’être une stratégie qui entrave tout retour du terrorisme. Ou alors, si nous obtenions quelque succès dans l’étalage de forces et de pressions que nous exerçons aujourd’hui, nous nous retrouverions tout à fait démunis pour la nouvelle situation qui émergerait alors sur cette question.
Et si nous ne nous préparons pas dès maintenant, nous ne serons plus en mesure de reproduire la même démonstration de force. Plus grave encore, nous ne serons plus pris au sérieux.