Mustafa Akyol résume parfaitement mon sentiment. Il me rassure : quand vous émettez ces hypothèses en tant qu’étranger, on vous réplique que vous ne pouvez pas parler, n’étant pas Turc. Or là, c’est un Turc qui le dit. Probablement pourri d’idéologies étrangères subversives visant à l’éclatement de la république, comme Orhan Pamuk, Elif Safak ou Baskin Oran. Mais Turc tout de même.
La confusion Nation/République/Idéologie/Etat/Armée en Turquie rend difficile toute discussion rationnelle. Critiquer l’Etat, c’est critiquer le pays. Dire « la république est corrompue » c’est critiquer tous les Turcs, dire « l’armée a commis des crimes », c’est vouloir l’effondrement de l’Etat. On peut remercier Mustafa Akyol pour rappeller la phrase de Mussolini « Tout pour l’Etat, rien hors de l’Etat, rien contre l’Etat ».
J’ai toujours été frappé par le degré d’endoctrinement du citoyen turc lambda qui n’a jamais remis en cause ce qui lui a été inculqué à l’école à grand renfort de poèmes à la gloire du surhomme, histoire réécrite, défilés paramilitaires, slogans douteux et hymne national obligatoire tous les matins. Abreuvé du sang des martyrs, élevé dans le culte du fondateur, l’adoration de la république « déifiée », la haine du traître, rangé sous le drapeau et derrière une armée « victorieuse », qui, mis à part les chypriotes héllénophones et les coréens n’a combattu depuis 1924 que des citoyens turcs, l’écolier d’Anatolie, s’il n’a pas la chance d’entendre chez lui un autre son de cloche (un autre ezan), n’aura aucune raison de douter.
Un étudiant en jean Levis, fan de reggae, philosophe à ses heures, justifiera l’oeil fixe et les mains tremblantes les villages vidés de leur population et les crimes de guerre au Kurdistan : « ils veulent la fin de la république, il faut la défendre ».
L’impossibilité de remettre l’armée et la République en question aboutit aux délires observés actuellement : ce sont les Arméniens qui ont tué Hrant Dink. Impossible de croire à un complot ultra-nationaliste pourtant on ne peut plus avéré.
La vidéo, pas si effarante que cela, de gendarmes posant fièrement aux côtés de l’assassin de Hrant Dink, explique pourquoi les partis ultranationalistes comme le MHP (Parti du Mouvement Nationaliste) et le BBP (Parti de la Grande Unité) peuvent agir impunément, et comment les cercles gravitant autour du MHP ont pu assassiner en toute impunité des dizaines de journalistes, étudiants, syndicalistes, hommes politiques kurdes et de gauche depuis les années 70 : ils ne sont jamais réprimés.
La loi turque punit les appels à la haine raciale. « Paix dans le sud-est », c’est un appel à la haine raciale, puisque c’est proposer une solution négociée à un problème de terrorisme séparatiste.
« YA SEV YA TERKET » (soit tu l’aimes soit tu la quittes) n’est pas un appel à la haine raciale. Dire « Fraternité entre turcs et kurdes », c’est de la haine raciale. Dire « on a massacré les Arméniens, on massacrera bien les Kurdes », ce n’est pas de la haine raciale. Les « lois anti-haine » de la Turquie sont faites pour protéger la République de la subversion, par pour protéger les minorités ou la liberté de culte.
Sur le blog de Guillaume Perrier, quelques commentateurs s’élèvent contre la notion d’« islamo-nationalisme », apparemment une invention d’européens qui n’y connaissent rien. Pourtant BBP et MHP haïssent les Kurdes, Grecs, Juifs, Arméniens, Alevis turcs et kurdes sans distinction de religion. Ils ne sont pas purement nationalistes, parce qu’ils haïssent les alevis, ethniquement turcs pour beaucoup, pas purement islamistes parce qu’ils haïssent les Kurdes, sunnites comme eux. Ce qu’ils haïssent, ce qu’ils veulent éradiquer du territoire turc, ce sont les non turcs-sunnites. C’est un couple indissociable, et c’est pour celà que les Turcs convertis au protestantisme vivent un enfer. La nation turque dans leur esprit, et dans l’esprit des putchistes de 1980, des Jeunes-turcs de 1915, des assassins de Dink, est une entité turque et sunnite. D’où la nécessité de nier la différence tant qu’il l’a été possible sans se couvrir de ridicule, d’où la nécessité de faire taire aujourd’hui ceux qui revendiquent cette différence.
Le problème semble insoluble. La mentalité générale ne permettra pas l’élection d’un parti désireux de réformer l’idéologie d’Etat. Aucun des partis actuel n’ose réellement briser les tabous. Le Premier Ministre Erdogan, par conviction ou par calcul, a reconnu le problème kurde et a parlé pour la première fois de l’Etat Profond (Derin Devlet). Il risque gros. Au CHP (Parti Républicain du Peuple, gauche nationaliste), au DSP (Parti de la Gauche Démocratique, gauche nationaliste), au DYP (Parti de la Juste Voie, centre-droit), l’appareil est tenu par des dinosaures aux discours surréalistes pour des partis se disant « de gauche ».
La « gauche » turque est composée de groupuscules qui, additionnés doivent totaliser 3% de l’électorat, des stalinistes du TKP (Parti Communiste) aux maoïsto-nationalistes du Isçi Partisi, en passant par l’ÖDP, parti libertaire sympathique mais impuissant... la sociale-démocratie est représentée par des intellectuels courageux, une élite qui tente de faire crouler les murs mais qui est menacée aujourd’hui physiquement.
L’immense mouvement populaire d’Istanbul et d’Ankara pour condamner le meurtre de Dink représente la Turquie que j’aime. Celle qui me dégoute est celle qui aboie aujourd’hui dans les « courriers des lecteurs » : « Nasil ya Hepimiz Ermeniyiz ?? TÜRKÜM BEN »(comment ça nous sommes tous Arméniens ?!« , MOI JE SUIS TURC »), celle qui de fait condamne les centaines de milliers de manifestants comme des « traîtres » et des « ennemis de l’intérieur ».
Dire que la société est coupée en deux serait optimiste. Mais de fait un mouvement de démocratisation, d’ouverture des esprits et des espaces de débat s’est enclenché. La question est de savoir s’il peut être anéanti.