Alors qu’il entamait un séjour officiel de trois jours en Jordanie, le 1er décembre dernier, le président Abdullah Gül (photo) a éprouvé le besoin de rappeler, de façon significative, dans une interview à un journal jordanien, que la Turquie n’avait « pas d’agenda au Proche-Orient ». Il est vrai que, depuis quelques mois, les analyses de la politique étrangère turque ne cessent de voir dans les initiatives pluridimensionnelles qu’Ankara conduit dans son étranger proche, une stratégie qui serait celle d’une puissance régionale en train de s’affirmer. Ce point de vue est certes flatteur pour la Turquie, mais il n’est pas sans danger dans une aire géographique où le souvenir de la domination ottomane est encore présent et où, de toute façon, l’idée de l’avènement d’une ambition hégémonique nouvelle pourrait faire naître des craintes qui rendraient beaucoup moins sympathique la diplomatie actuelle d’Ankara.
C’est ce qui explique probablement le refus du président turc d’endosser les habits impériaux qu’on veut lui faire porter. Car, outre la crainte d’un néo-ottomanisme triomphant, l’affichage trop ostensible des nouveaux atours turcs pourrait bien inquiéter d’autres acteurs influents dans la région, comme l’Égypte, l’Arabie Saoudite ou la France. À des questions qui évoquaient l’ombre que la Turquie pourrait faire à la France, tant par ses bonnes relations avec la Syrie que par ses initiatives pour contribuer au règlement du conflit du Proche-Orient, Abdullah Gül s’est d’ailleurs empressé de répondre qu’il n’y avait pas de concurrence entre Ankara et Paris sur ce plan, et que la Turquie accueillait toutes les initiatives de bonne volonté, y compris celles de la France. Les récentes tentatives de reprise des négociations indirectes israélo-syriennes ont pourtant bien montré que l’hypothèse d’une telle concurrence n’était pas totalement sans fondement.
Toujours est-il que, plus qu’une stratégie de puissance régionale, c’est donc une politique de bon voisinage que la diplomatie turque préfère mettre en avant dans la région, au travers du rapport renouvelé qu’elle a su établir récemment avec des pays frontaliers avec lesquels, elle avait jusqu’à présent des différends profonds. Toutefois, l’on sait que, pour les responsables turcs qui gouvernent actuellement, et en particulier pour le ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, une telle démarche est également destinée à donner à la Turquie de la profondeur stratégique, et donc à accroître la présence et pourquoi pas la puissance de son pays sur la scène régionale.
Cette position géopolitique nouvelle est confortée en outre par les mutations récentes que le régime politique turc connaît, depuis l’arrivée au pouvoir d’une formation issue de la mouvance islamiste, un processus qui est non seulement observée mais aussi admirée dans la région. Dans beaucoup de pays arabes, où le système politique est figé depuis des années par des régimes autoritaires, pour ne pas dire par de franches dictatures, la dynamique politique enclenchée par l’AKP suscite un grand intérêt, quand ce n’est pas une forte admiration. Mais, face à ce phénomène, comme à l’égard des commentaires élogieux suscités par leur nouvelle politique étrangère, le président de la République et les autres responsables de la diplomatie turque (premier ministre ou ministre des affaires étrangères notamment) ont plutôt tendance à garder la tête froide en refusant de poser en exemple à suivre les transformations politiques en cours dans leur pays.
Il faut dire que la mise en avant d’un modèle de démocratisation turco-islamique rappellerait par trop les thèses avancées par l’administration Bush, à l’époque de son projet de « Greater Middle East », et alimenterait le moulin de tous ceux qui voient la main de l’Oncle Sam, tant derrière la nouvelle stratégie internationale de la Turquie que derrière ses récentes mutations internes. En tout état de cause les responsables politiques turcs peuvent d’autant plus se permettre de rester modestes que leurs initiatives diplomatiques et leurs réformes politiques sont désormais largement connues. Du Pakistan au Maroc, du Caucase à la Péninsule arabique, l’expérience turque est abondamment commentée et n’a pas besoin d’entreprise thuriféraire pour susciter de la sympathie. Il y a là une donnée nouvelle de la géopolitique régionale qui mérite désormais d’être prise au sérieux, même si la Turquie elle-même ne se pose ni en puissance, ni en modèle.
JM