On applique souvent la métaphore du marais aux débats portant sur les questions de société. Et on répète d’ailleurs à l’envi que l’essentiel n’est pas de tuer les moustiques mais d’assécher le marais.
Mais comme les sociétés ne sont la plupart du temps pas assez matures pour être en mesure de descendre au cœur des problèmes et de s’y confronter, les politiques se lancent à la poursuite d’expédients sur le court terme. Et puis lorsque les moustiques se mettent à grouiller et à sérieusement vous déranger, vous en oubliez alors le véritable visage pour vous tourner exclusivement vers la partie apparente du problème.
Et c’est bien ce que fait la Turquie depuis quelque temps… Elle est dans la situation de celui qui aurait totalement oublié de considérer les dimensions historiques, sociales et culturelles de la question kurde. Et par conséquent, la formulation politique des revendications et demandes de la partie kurde de la population sont perçues et comprises comme une sorte de problème de sécurité publique. Et au final, l’identité kurde est condamnée en étant exclusivement définie par rapport au seul PKK.
Une vision rassurante
Il s’agit en fait d’une vision des choses des plus rassérénantes. Parce qu’en définitive plus le PKK et tous les problèmes qu’il suscite prennent de l’ampleur, plus la complexité kurde et les demandes politiques allant dans le sens d’une évolution de la notion de citoyenneté sont mises sous le tapis. Et quoi qu’il en soit cette approche du problème ne contribue pas à autre chose qu’à l’aggravation, à l’extension et à l’approfondissement du marais. Et même s’il est beaucoup de personnes à établir ce diagnostic en Turquie, cette attitude qui d’où qu’on regarde ne s’apparente à rien d’autre qu’à un genre de suicide n’a pas évolué d’un iota depuis des décennies en Turquie. Il semble que nous soyons si impuissants face à cette catastrophe inévitable, que chaque génération cherche à manquer son tour sans en payer le prix et sans que la situation ne finisse par lui échapper.
Mais la Turquie mérite que l’on se pose enfin la question de savoir pourquoi cette impuissance et cette opiniâtreté dans la myopie sont devenues de quasi-politiques d’Etat. Il semble que la violence du PKK soit en mesure d’offrir un socle de légitimité à ceux qui souhaitent une politique de répression et le maintien de la société dans un cadre autoritaire. Et de manière symétrique, il apparaît que l’attitude de l’Etat pave la voie au PKK.
Nous pouvons donc dire que les deux parties au conflit procèdent chacune d’une mentalité autoritaire et qu’elles produisent en se renforçant l’une l’autre un cercle vicieux qui a tout l’air d’une gangrène.
D’un autre côté, il est évident que ce cercle vicieux ne tend pas peu à renforcer un régime politique autoritaire basé sur les communautés et ce, de quelque côté que ce soit. Et qu’il génère parallèlement des espaces de rente et des domaines d’influence…
Et le débat démocratique ?
Or en Turquie, il a été des mouvements kurdes et même des partis politiques opposés à la violence. Il en est encore. Mais la Turquie ne veut pas en entendre parler. Parce que les discours et les idéologies de ces mouvements sont plus radicaux que ceux portés par le PKK. On y parle de fédération ou confédération.
Pour ne pas entendre de telles choses, la Turquie s’est permis de refuser une approche fondant la politique sur la parole tout en faisant la démonstration de ce qu’elle considère la violence comme la langue normale en politique. Condamner les crimes du PKK ; renouveler sa ferveur patriotique lors des funérailles des soldats victimes de ce mouvement : tout cela est bien plus simple que de supporter la formulation publique des revendications kurdes. Or si une chance était donnée à ce débat, alors on pourrait entendre aussi des Kurdes désireux de vivre en Turquie.
Le problème est celui d’un manque de maturité démocratique de la Turquie. Mais là-dessous se tient également la question de l’adaptation de l’identité turque à la démocratie. Cette identité que la République a offerte à la société en la produisant en dehors des dynamiques sociales réelles et en leur imposant, contribue à étouffer l’expression pacifique des différences dans la mesure où elle prend le citoyen en otage. Et c’est autant de mouvement donné à ce fameux cercle vicieux.
A chaque fois qu’elle réduit la question kurde à une vision focalisée sur la violence du PKK, les revendications kurdes non violentes se radicalisent un peu plus. Quant à cet Etat qui ne sait comment faire face à ces revendications redoublées et qui ne sait pas non plus imaginer ou se représenter tout le dynamisme (interne et externe) que peut recouvrir la notion de citoyenneté, il préfère ignorer toutes ces demandes, jouer à l’autruche pour faire face à la seul violence.
Et la non-formulation de ces revendications signifie directement une recrudescence de la violence comme une légitimation du PKK. Au final, la Turquie nourrit chaque jour un peu plus le marais dans lequel elle s’enfonce. Dans cette attitude étrange de celui qui n’a de cesse de se plaindre des moustiques…