La rupture des négociations d’adhésion avec la Turquie constituerait-t-elle une source d’honneur ou de honte pour l’UE ? Murat Yetkin, correspondant du quotidien Radikal à Ankara, revient sur une anecdote personnelle au sujet de laquelle il nous éclaire sur toute l’ambiguïté des difficiles relations entre la Turquie et l’Europe dans ce processus de négociations d’adhésion. A l’instar de l’auteur, c’est bien dans un pari que semblent s’être lancées Ankara et Bruxelles de par leurs positions respectives. Ne reste à connaître que les atouts de chacun des acteurs et à déterminer la part de bluff inhérente à toute situation de ce genre...
L’autre soir, nous nous sommes lancés un pari avec l’ambassadrice de Finlande en Turquie, Maria Serenius. La durée de ce pari qui commence aujourd’hui pour s’achever le 31 décembre prochain couvre toute la durée durant laquelle la Finlande sera en charge de la présidence tournante de l’UE.
Le perdant se verra contraint d’offrir à l’autre une bouteille de très bon vin ; sans négliger, bien entendu l’ensemble des témoins de ce pari.
Le pari en question ?
En ce qui me concerne, je considère comme à peu près nulle la possibilité de réalisation des avertissements prononcés à la fois par Olli Rehn, le Commissaire européen finlandais à l’élargissement, par le premier ministre, M. Matti Vanhanen ainsi que par son ministre des affaires étrangères Erkki Tuomioja, selon lesquels en cas de refus persistant de la part de la Turquie d’ouvrir ses ports et aéroports aux flottes chypriotes les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE pourraient être interrompues.
Les diplomates européens en poste à Ankara savent d’ailleurs très bien que sans la tenue de la promesse européenne de lever les embargos commerciaux et financiers qui pèsent sur le nord de Chypre (turc), le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan a de fortes chances de voir le texte du protocole additionnel (protocole complétant le traité d’union douanière entre la Turquie et l’UE et l’élargissant aux 10 nouveaux membres, dont Chypre ; il a été signé par la Turquie mais non ratifié à ce jour) subir le même traitement que l’autorisation d’utilisation du territoire turc par l’armée américaine en mars 2003 (refus surprise du parlement et d’une centaine de députés du parti majoritaire malgré la proposition gouvernementale)
Par conséquent, je ne donne pas cher d’éventuelles conséquences de la politique de pression menée aujourd’hui par l’UE sur ce sujet.
« Un préjudice maximal »
Quant à Maria Selenius qui est à la fois une excellente diplomate et une amie, investie de la lourde mission qui est la sienne, elle est d’avis que la Turquie a plutôt intérêt à tenir compte de ces avertissements et de la réelle possibilité de mise en œuvre des menaces évoquées comme à essayer de faire un pas en avant.
« Si les négociations venaient à être interrompues, quelle est la probabilité de voir les attentes des investisseurs internationaux comme l’économie turque très affectées ? » a-t-elle demandé.
« Notre économie subirait un préjudice maximal » ai-je répondu.
« Et pourquoi vous lancez-vous donc dans un tel pari ? » a-t-elle ajouté.
Avouons le : je crois à la sagesse de l’UE.
Parce que, alors que les guerres se poursuivent en Irak comme en Afghanistan, que la tension avec l’Iran est amenée à durer, que les crispations sur le dossier israélo-palestinien sont à leur comble et que la Turquie tient, dans tous ces dossiers, une place centrale, je ne crois pas que l’UE, qui est le projet de pacification le plus brillant de l’histoire moderne, puisse véritablement souhaiter une rupture avec la Turquie à cause d’un problème comme Chypre qui relève plus d’un différend perpétué dans la paix depuis des années que d’un conflit.
Parce que l’UE et la Turquie s’orientent vers une coopération sans cesse plus étroite dans le cadre de projets gigantesques tels que Nabucco, le gazoduc de l’Europe du Sud, le terminal pétrolier et gazier de Ceyhan. (En passant, il me semble que l’on manque souvent de souligner combien derrière la fascination des Chypriotes grecs pour la fin de l’année 2006 se tient la possibilité d’un sérieux préjudice portée à l’économie de leur immense flotte de tankers s’ils ne parvenaient pas à accéder au terminal de Ceyhan).
Dans le cadre du Comité exécutif de l’industrie de défense qui se réunissait hier encore, on discute de partenariats sur des projets de défense très importants.
On estime à 50 milliards de dollars le seul budget que la Turquie devra consacrer aux questions environnementales dans le cadre de son harmonisation avec les règles européennes. Parce que tout le monde trouvera à gagner à la réalisation de ces projets. Parce que l’UE, avec des projets du genre de celui de l’alliance des civilisations dont le contenu reste encore à définir, cherche à établir des ponts avec le monde musulman.
Et il est probable qu’un carton rouge montré à la Turquie, sur un sujet, pour beaucoup, aussi insignifiant que Chypre, serait perçu dans le monde musulman comme l’impossibilité pour des musulmans, quoi qu’ils puissent faire, de jamais intégrer un club chrétien.
Parce que je suis persuadé que les leaders européens refuseront le côté par trop irrationnel de la politique, renonceront à mettre en balance le sort d’une Union de 450 millions d’habitants aspirant à jouer un rôle global avec les caprices d’une République chypriote de 800 000 habitants.
Par ailleurs, supposons que l’UE ne permette pas aux Chypriotes d’user seuls de leur droit de veto et que celui-ci soit voté à l’unanimité. L’attitude d’une UE, qui, en Bosnie, alors que des dizaines de milliers de personnes étaient massacrées sous ses yeux, fut incapable de faire front en adoptant une position claire à l’unanimité (alors qu’elle ne contenait alors que 15 membres) ; ou d’une UE qui fut incapable d’élaborer une politique commune sur l’Irak, et qui se montrerait résolue à exclure la Turquie par un vote à l’unanimité, ne manquerait pas d’induire la question de la signification d’une telle décision : serait-elle à mettre à son actif ou à son déshonneur ?
Je suis persuadé que l’UE ne pourrait pas, au final, s’acquitter d’une telle facture et que les Finlandais, fins diplomates, sauront faire preuve du talent qu’on leur connaît pour ne pas permettre l’accident de train évoqué par Olli Rehn dans une triste formule.
Bien sûr que la Turquie doit tenir ses engagements. Mais l’UE également. On doit se rendre compte que comme dans la formule de Rehn, tout le monde sortirait affaibli d’un tel déraillement.