Logo de Turquie Européenne
Accueil > Articles > Articles 2007 > Réflexions sur la loi « anti négation » et ses conséquences (3)

Réflexions sur la loi « anti négation » et ses conséquences (3)

lundi 27 novembre 2006, par Philippe Couanon

Au-delà de préoccupations à court terme et bassement terre-à-terre, un rapprochement turco-arménien et par la même turco-européen présente des enjeux géopolitiques majeurs. Rappelons d’abord le contexte :
Le Caucase, l’Asie Occidentale et le Moyen Orient sont agités de multiples turbulences politiques, ethniques et religieuses ; or, la Turquie se trouve au centre de ces ensembles géographiques.

- Première partie
- Seconde partie

La Turquie a perdu de son intérêt géostratégique avec la fin de la Guerre Froide, elle n’est plus l’ultime rempart des démocraties libérales face aux visées expansionnistes de l’URSS, mais elle reste la grande puissance régionale, une puissance qui a toujours souhaité mener une politique étrangère de conciliation, malgré son potentiel militaire bien supérieur à celui de ses voisins.

L’UE, et en particulier ses grandes puissances du centre-ouest européen (France et Allemagne) favorables à une diplomatie de dialogue, ne possède plus qu’une influence secondaire dans la zone, là où ces pays étaient omniprésents il y a quelques décennies ; aujourd’hui trop peu présentes, elles se sont effacées derrière les « va-t-en-guerre » américains, russes et britanniques.
L’amitié américano-turque apparaît rafraîchie depuis 2003 et le refus de la Grande Assemblée turque d’autoriser l’ouverture d’un second front vers l’Irak à partir de son territoire ; depuis, dans le dossier irakien, la Turquie s’est régulièrement alignée, de manière implicite, sur le camp européen du « NON » à l’intervention américaine et son armée est de plus en plus partisane de l‘Europe.

En outre, de nombreux signes d’agacements se sont faits jour chez les deux anciens alliés privilégiés : hostilité turque face à l’avènement d’un Kurdistan irakien quasi indépendant (favorisé par la politique américaine) et à la perspective d’un éclatement du pays sur des bases confessionnelles ; la Turquie n’a de cesse d’affirmer son attachement à l’intégrité du territoire irakien.

Hostilité d’Ankara face au désintérêt affiché par les Etats-Unis quant au sort de la minorité turcomane de la région de Kirkouk. Hostilité mal dissimulée de Washington face aux efforts turcs d’ouverture vers la Syrie et l’Iran. Agacement américain devant la multiplication des critiques turques à l’encontre des exactions israéliennes dans les territoires occupés. En fait, il semble bien que la Turquie s’inquiète de l’interventionnisme américain dans la zone, facteur de déstabilisation dont les conséquences pourraient être délicates pour elle (risque d’explosion dans les provinces kurdes ; risque de progression de l’islamisme ; risque terroriste à son encontre…). La Turquie prend conscience de l’égoïsme de la politique US qui ne sert que ses propres intérêts avec des vues à court terme, quitte à « sacrifier » ses alliés les plus fidèles.

Deux axes stratégiques contradictoires

Dans le contexte post Guerre Froide, les relations dans l’espace concerné s’organisent autour de deux axes contradictoires : d’un coté, l’axe Washington-Ankara-Bakou avec des prolongements vers Tel Aviv, Tbilissi et les état turcophones d’Asie Centrale. De l’autre, l’axe Moscou-Erevan-Téhéran. En marge, on retiendra l’Irak (hors jeu par la force des choses), la Syrie affaiblie par sa politique libanaise mais qui a effectué un rapprochement spectaculaire avec son voisin turc… et l’Union Européenne qui affiche une volonté de bonne entente avec tout le monde, un choix du dialogue où elle jouerait le rôle de médiateur mais qui pêche par une cacophonie de discours divergents.

Dans ce contexte complexe, un rapprochement turco-arménien par la reconnaissance de la réalité du drame de 1915 décrisperait les relations entre les deux pays et priverait d’arguments les extrémistes des deux camps qui instrumentalisent la « haine » de l’autre ; il permettrait par la même d’entrevoir une résolution du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et donc d’atténuer les tensions qui règnent dans la zone transcaucasienne ; La Turquie y gagnerait en crédibilité et s’assurerait une continuité turcophone vers l’Asie centrale.

Cette reconnaissance faciliterait les négociations entre la Turquie et l’UE qui, avec l’adhésion turque, gagnerait une ouverture politique et économique vers les espaces caucasiens et centre-asiatiques où sa présence est marginale. En outre, nonobstant le prestige que s’offrirait l’Europe dans le monde musulman par l’intégration d’un pays musulman, Bruxelles s’immiscerait dans le jeu des relations animées par les axes précités, avec un rôle d’élément modérateur mais prépondérant qui lui permettrait de contrebalancer et d’affaiblir l’influence malsaine des deux grands impérialistes que sont les Américains et les Russes. Bien évidemment, il importe pour ce faire que les politiciens européens abandonnent une turcophobie trop répandue, des préjugés exagérés à propos de l’Islam et une propension frileuse à l’affolement devant la perspective de repousser les limites de l’Europe « au frontières de l’Axe du Mal » ; d’ailleurs que signifie cette « nécessité de garder ses distances » à l’heure où les terroristes sont capables de frapper au cœur de New York, Madrid, Londres ou Bali ?

Bien au contraire, bien plus que les dangers d’un rapprochement géographique, il faut y voir une possibilité de résolution avec l’Europe en tête d’affiche.

A l’inverse, si les Européens persistent dans la volonté affichée par certains, d’un rejet de la candidature turque (un veto français consécutifs à un référendum négatif suffirait), il y a le risque d’inciter la Turquie à se tourner vers d’autres horizons ; la tentation panturquiste n’a jamais disparu avec la perspective de constituer un bloc turcophone dont Ankara serait la capitale ; le développement des mouvances islamiques serait un prolongement logique dans des populations qui ne manqueraient pas de voir dans ce rejet européen l’illustration flagrante d’un choc des civilisations inéluctable ; sans doute aussi, la Turquie sera-t-elle amenée à reconsidérer ses amitiés et ses relations avec les grandes puissances : interdite d’Europe, elle n’aura d’autres perspectives que de retourner dans le giron américain pour sa sécurité et de se rapprocher de « l’ennemi traditionnel » russe avec qui elle a amorcé des relations économiques motivées par des intérêts communs (hydrocarbures).

Dans le domaine géopolitique, les enjeux sont énormes et les avantages de liens solides entre la Turquie et l’Europe doivent apparaître clairement aux yeux des décideurs… comme les effets négatifs d’un éventuel rejet ou de la persistance d’un climat de tension comme celui qui prévaut actuellement… sans parler des retombées économiques…

Contexte présent et contexte passé

Dans l’état actuel des choses, la priorité parait être de désamorcer la bombe en calmant les tensions nées de l’initiative française. A l’évidence, aucune avancée ne sera possible tant que la sérénité ne sera pas revenue ; il importe donc que les pressions sur le gouvernement turc retombent, d’autant plus qu’il doit faire face aussi à l’agacement que suscite son intransigeance dans la question chypriote… mais les freins sortis par Ankara ne sont-ils pas aussi le reflet d’un pays qui sent les réticences se multiplier à son encontre, parfois de manière injustifiée et injuste et qui voit son rêve d’encrage à l’Europe s’éloigner et ses efforts non reconnus ? Il va de l’intérêt général d’arrêter cet engrenage diabolisation-paranoïa… sauf pour ceux qui espèrent retirer des avantages quelconques en attisant le feu… et, malheureusement, ils sont nombreux !!!

Par contre, il est clair que l’exécutif français cherche à se sortir de l’embarras dans lequel le corps législatif l’a plongé (mais dont il est également responsable : déclaration de M. Chirac à Erevan ou prises de position discordantes - c’est une habitude- de M. Sarkozy…). L’attitude française et ses ambiguïtés gênent tout autant la diplomatie européenne que les milieux d’affaires et les forces progressistes turques et arméniennes.

Il est clair également que les autorités d’Ankara étaient incitées par leur désir d’Europe (entre autres) à faire un geste de bonne volonté en envisageant l’abrogation de l’article 301 et en proposant la mise en place d’une commission mixte ; ces initiatives ont été mises à mal par le vote du 12 Octobre alors qu’elles semblaient être un préalable intéressant, annonçant une future reconnaissance du « génocide » de 1915, susceptible de débloquer une situation figée depuis 91 ans… à condition, bien sur, que chacun joue le jeu de la transparence objective et s’engage à accepter, par avance, les conclusions des experts. Il n’y a guère d’autres choix aujourd’hui, surtout pas celui de l’épreuve de force, que d’encourager la concrétisation de ces projets. Surtout, ne condamnons pas d’autorité la démarche en taxant, à priori, ses auteurs et ses acteurs de mauvaise foi et d’arrières pensées ; d’ailleurs, dans cette affaire, l’hypocrisie, la manipulation et la mesquinerie sont le lot commun !

Lorsque la commission se réunira (soyons optimiste !), elle devra se prémunir de toutes les pressions, d’où qu’elles viennent… et ça ne sera pas évident ! Il faut d’ailleurs garder à l’esprit que, jusqu’alors, dans la majorité des études, l’enquête à surtout été menée à charge contre la Turquie, par les vainqueurs occupants ou par des historiens qui souvent ne dissimulaient pas leur sympathies pro-arméniennes ou leur pitié pour un peuple martyre ; beaucoup sont partis de l’a-priori d’une culpabilité turque, justifiée par l’antagonisme admis entre les chrétiens et les musulmans, entre les Turcs et les arméniens ; c’est faire peu de cas de la tolérance qui régnait dans l’Empire ottoman et de la cohabitation relativement pacifique entre les deux peuples qui a perduré durant des siècles ; dans ces conditions, et devant l’ampleur avérée des souffrances arméniennes, il s’agissait surtout d’étayer une condamnation d’avance et sans appel par une compilation de témoignages atroces. Or, même si les quelques études qui se sont attachées à des investigations poussées des sources pour comprendre les causes réelles et l’organisation des massacres paraissent confirmer la thèse du génocide, l’éthique scientifique impose une certaine prudence et n’interdit pas un réexamen contradictoire des archives, avec cette fois la participation aux travaux de toutes les parties. Et puis, comme certains entendent faire le procès de ce drame, il ne paraît pas superflu de leur rappeler que, dans un tribunal, même les pires criminels ont des droits à la défense et que tout prévenu est présumé innocent tant qu’il n’a pas été jugé par une cours impartiale ; ce sont les règles de base d’une justice indépendante et démocratique dans les états de droit.

Cette commission devra également se pencher sereinement sur le concept de « génocide » qui a tendance à être souvent galvaudé (nous ne parlons pas ici des massacres de 1915). Par définition, c’est un crime qui consiste à organiser de manière délibérée et planifiée puis à perpétuer l’extermination d’une population distinguée par ses caractères ethniques, raciaux ou religieux. Cette définition ne fait intervenir ni l’ampleur du crime ni le degré de violence. Un massacre de masse n’est donc pas nécessairement un génocide mais peut s’identifier d’avantage aux crimes de guerre ou contre l’humanité ; à l’inverse, l’élimination préméditée de communautés peu nombreuses ou la disparition voulue d’un peuple par des moyens « pacifiques » peuvent être assimilées à des génocides (amérindiens par l’enfermement dans des réserves ou Tibétains par la dilution dans la masse des Hans…). Concept difficile à cerner ! Juridiquement parlant, la notion de « génocide », « inventée » lors du procès de Nuremberg, peut elle être appliquée à des faits qui se sont déroulés 30 ans plus tôt, sachant que la rétroactivité des lois est proscrite… Nous jouons là sur les mots et ce sera aux juristes de trancher… mais jouer sur les mots sera peut être un moyen de trouver un compromis acceptable par tous, en ménageant les susceptibilités.

Historiquement, la question à poser, sera celle de la préméditation. Le Comité Union et Progrès a-t-il profité des circonstances de la guerre et des difficultés du front russe pour mettre à exécution un plan d’éradication d’une population gênante ? Mais alors, pourquoi les Arméniens d’Istanbul et d’Anatolie Occidentale n’ont-ils pas subi un sort aussi funeste ? N’y a-t-il eu, au contraire, qu’un engrenage épouvantable de violence gratuite, provoqué par le spectre des revers militaires, par la fanatisation de troupes attisée par les rumeurs de trahison collective des Arméniens, par la montée des nationalismes irraisonnés facteurs d’exactions de plus en plus nombreuses (réelles ou supposées), par l’utilisation, comme exécuteurs des basses besognes, d’auxiliaires kurdes incultes, viscéralement hostiles aux arméniens et intéressés par la perspective de récupérer des terres ? Nous nous garderons bien de répondre à ces questions (et à bien d’autres) qui seront de l’unique compétence des experts, sans pour cela fermer la porte à de futures recherches.

La commission devra aussi tenter d’éclaircir l’aspect quantitatif des massacres, car c’est un autre point de divergence entre Turcs et Arméniens, même si le nombre de victimes et la qualification de génocide sont indépendants. Actuellement, les évaluations laissent apparaître des écarts phénoménaux : 300000 morts pour les responsables turcs, 1,5 millions pour la communauté arménienne ! En l’absence de recensements fiables de la population arménienne d’Anatolie avant 1914, il est aléatoire de vouloir trancher précisément, mais les deux estimations peuvent être raisonnablement taxées d’exagération ; Différentes études historiques ont opté pour un bilan compris entre 1 et 1,2 millions de victimes ce quoi parait plus crédible mais nécessite, là encore d’être vérifié et affiné, autant que faire se peut. Une fois de plus, se sera aux experts reconnus par tous d’apporter une réponse aussi proche que possible de la vérité, et seule une analyse impartiale des données aura une chance de crédibilité.

Les membres de la commission devront enfin tenir compte du contexte de la genèse et du déroulement de ces événements. Un petit retour en arrière n’est pas superflu. Les réformes (Tanzimat) entreprises par les sultans ottomans au milieu du XIXe siècle ont mis à mal les relations préexistantes dans l’Empire, entre la majorité musulmane et les millets non musulmans. Sous la pression des puissances européennes, s’est développée l’idée des nations minoritaires qui ont commencé à revendiquer une égalité de droits, puis une émancipation nationale au sein de l’Empire et enfin, une indépendance sous forme d’états-nations. Cette évolution à provoqué une crispation des autorités ottomanes et une résistance à des exigences où elles devinaient les germes du démantèlement futur de l’Empire. Dans un empire déclinant et aux abois, les positions se sont vite radicalisées ; le régime hamidien a tenté de sauvegarder l’unité impériale en encourageant un panislamisme inquiétant pour les rapports entre musulmans et chrétiens ; l’intelligentsia s’est elle orientée vers une idéologie panturquiste illustrée par certains Jeunes Turcs ; les nationalismes des minorités et des régions périphériques ont pris des formes de séparatisme exacerbé et souvent violent, encouragés par des puissances européennes intéressées par leurs ambitions coloniales.

De ce fait, l’équilibre traditionnel ottoman basé sur une inégalité de statuts mais aussi sur le respect de l’altérité s’est trouvé rompu ; c’est dans ce contexte, notamment lors du Traité de Berlin (1878) où les leaders européens tentèrent d’imposer aux Ottomans une égalité de droits pour les minorités qu’ils n’appliquaient pas eux même chez eux, qu’apparurent les premiers mouvements nationalistes et autonomistes arméniens. La perspective pour l’Empire de se voir amputer d’une partie de l’Anatolie, considérée comme le cœur historique de la grandeur turque, était inenvisageable, d’où une détérioration rapide des relations et la multiplication des tensions, accrochages, répressions, insurrections, massacres… L’engrenage classique d’une violence et d’une haine de moins en moins contrôlées.

Globalement, en réaction à ces nationalismes chrétiens et arabo-musulmans, s’est développé un nationalisme turc dont l’ambition dépassait, à l’origine, largement les frontières de l’Empire et qui s’est réduit à une dimension anatolienne avec Mustapha Kemal. C’est donc dans ce contexte de nationalisme extrême que se sont produits les massacres de 1915, alors que l’Empire voit ses territoires se réduire comme une peau de chagrin, un empire dirigé par des exaltés qui ont enlevé toute initiative au sultan dont la présence servait de ferment, un empire qui se sent menacé en son cœur même par les offensives russes et par une communauté arménienne de plus en plus considérée comme « un ennemi intérieur ». Il ne s’agit nullement d’excuser les auteurs de ces faits, ni d’en minimiser l’ampleur et l’atrocité mais de les resituer dans un contexte particulier et de montrer que les responsabilités sont multiples (Turcs, arméniens et autres mouvements nationalistes, puissances européennes..) dans la montées des antagonismes qui ont abouti à un carnage perpétué essentiellement par les troupes ottomanes. Il est évident que ces ressentiments poussés à l’extrême (perception d’un effondrement inéluctable de l’Empire, sentiment très fort d’être agressés et trahis de toutes parts, montée d’une haine inter ethnique et/ou inter religieuse, nationalismes exacerbés…) ne doivent pas être occultés dans la perception de ce déchaînement de violence inhumaine.

Cette violence a d’ailleurs trouvé, à la même époque, d’autres terrains d’expression que l’Anatolie orientale. Les conquêtes coloniales, les guerres d’indépendance dans les Balkans comme les guerres Balkaniques (1912-13) se sont traduites par des exactions en tous genres et dans tous les camps et des expulsions massives de populations accompagnées de massacres sanglants qui s’apparentent souvent à des tentatives d’extermination totale pour « faire place nette » et justifier une annexion territoriale au nom de l’homogénéité ethnique. Chaque peuple eut à subir ces formes d’épuration ethnique, qu’il soit grec, turc, bulgare, macédonien, serbe…chrétien ou musulman… les chrétiens entre eux ne s’épargnèrent guère ! On voit qu’il y avait là une fâcheuse propension à trucider son voisin pour accaparer des territoires partagés ou convoités que l’on peut analyser comme le résultat de l’explosion nationaliste qui se produit au XIXe et fit perdre aux hommes beaucoup de valeurs humaines… Les massacres de 1915 ne sont donc pas un fait isolé, ni dans l’espace de l’époque, ni dans le temps (Milosevic a trouvé de bons modèles !) ; c’est surtout l’ampleur des victimes qui leur confère un caractère exceptionnel.

En guise de conclusion : entre espoirs et inquiétudes

Ne nous méprenons pas sur les motivations de notre propos ; il ne s’agit nullement d’une volonté négationniste vis-à-vis d’atrocités bien réelles qui ont affecté le peuple arménien d’Anatolie en 1915. Si le terme de génocide a été souvent évité ou mis entre guillemets, ça n’est pas dans le but de nier la gravité extrême du crime mais d’en laisser la qualification à des gens compétents sur la question (historiens spécialistes et juristes) ce qui n’est pas le cas des politiciens professionnels… et intéressés, ni des opinions publiques mal informées ou désinformées, ni de nous même, malgré une formation d’historien. C’est aussi pour ne pas jeter inutilement d’huile sur le feu d’une polémique exacerbée par trop de facteurs exogènes et par des sensibilités à fleur de peau. C’est également un « coup de gueule » personnel contre l’hypocrisie ambiante et contre un vote parlementaire choquant, manipulateur et inapproprié qui crée un dangereux précédent.

Nous souhaitons simplement apporter notre modeste contribution à l’action de ceux qui œuvrent pour rapprocher les peuples dans un monde gangrené par le retour en force des nationalismes pervers, des populismes sournois et du mercantilisme égoïste. Nous souhaitons souligner qu’il existe des ouvertures possibles entre les peuples turc et arménien habités par la haine de l’autre depuis des décennies, afin que chacun puisse faire son deuil, sereinement, d’évènements dramatiques, mais inscrits dans un passé révolu ; seul ce deuil permettra aux jeunes générations turques d’abandonner ce sentiment quasi paranoïaque de « citadelle agressée » ; seul ce deuil évitera aux jeunes générations arméniennes de tomber dans une rancune vengeresse qui leur laisse croire que l’intégralité de leurs malheurs présents découlent des évènements de 1915 ; seul ce deuil collectif coupera l’herbe sous le pied de ceux qui, en Turquie, en Arménie, ici ou ailleurs sont prêts à instrumentaliser le ressentiment populaire et national à des fins partisanes ou électorales ; seul ce deuil permettra de regarder l’autre sans préjugés hostiles et offrira la perspective d’entrouvrir les portes à la réconciliation, synonyme de levée de blocages traumatisants (nous pensons, par exemple, à l’impossibilité pour les Arméniens de se rendre sur le Mont Ararat). Il facilitera, à n’en pas douter, les négociations en vue de l’adhésion de la Turquie à l’UE dont les enjeux capitaux sont en grande partie occultés derrière ces querelles.

Il y a 60 ans, Jean Monnet a ouvert la voie au rapprochement franco-allemand, après des décennies de haine ; puisse l’Europe de ses héritiers œuvrer, en aidant et non en contraignant, les peuples de sa périphérie à se tendre la main. Le père de l’Europe ne fixait pas de limites géographiques à son projet, prônait des valeurs communes et non l’identité culturelle, rêvait à un espace pacifié et solidaire et non à un super marché du business déshumanisé, préconisait une association fédéral et ouverte plutôt qu’un monde clos replié sur des intérêts particuliers. L’esprit de Jean Monnet est bien loin des préoccupations actuelles… les notions de paix, d’ouverture et d’humanité se sont quelque peu égarées et il serait bon de s’en souvenir au moment où se joue l’intégration ou le rejet de la Turquie : souhaitons nous confirmer la théorie de « l’inéluctable choc des civilisation » où tordre le cou aux préjugés pour aller vers le progrès ? Le sectarisme et les relents d’obscurantisme n’ont pas leur place dans l’Europe de Jean Monnet, tout comme les séquelles haineuses héritées d’un passé chaotique mais lointain. Pour cela, il est nécessaire de désacraliser les évènement de 1915, sans les oublier, mais en les replaçant dans l’Histoire, dans un contexte éminemment différent de celui de 2006, avec des conditions, des mentalités et des acteurs qui n’appartiennent qu’au passé. De toute évidence, cette prise de conscience ne pourra se faire qu’en cessant de souffler sur les braises des ressentiments… et ça n’est pas en jouant aux donneurs de leçons qu’on y parviendra !

Ce discours semblera sans doute totalement utopique… comme pouvait l’être celui des précurseurs de l’Europe à la fin des années 40, comme pouvaient l’être les annonces de réunification allemande et de retour à la liberté dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est, à la veille de 1989 ! C’est en regardant vers l’avenir, avec une part de rêve, que les sociétés et les hommes avancent, pas en se tournant obstinément vers leur passé.

Il importe aussi à chacun de réfréner ses tendances narcissiques, d’arrêter de stigmatiser systématiquement « l’autre » et de chercher en soi même ses propres travers et responsabilités. Sans doute, les dirigeants et les citoyens turcs ont-ils tort de différer ce « travail de mémoire », mais doivent ils pour cela subir une opprobre universelle ? Sans doute l’existence même d’un « comité Talaat Pacha » est elle une aberration, comme l’est, partout en Europe, la résurgence des adorateurs d’Hitler ou la survivance des zélateurs de Staline ! Mais Est-ce une raison suffisante pour bafouer la liberté d’expression ou de recherche historique, pour pointer du doigt l’ensemble d’un peuple et pour se replier dans une attitude d’auto-amnésie, alors que se multiplient les signes inquiétants d’intolérance, de cécité volontaire et de négationnismes en tous genres ?

- N’est il pas préoccupant de voir les leaders européens fraterniser avec le chef d’une Russie en pleine dérive totalitaire, qui assassine impunément ses journalistes et encourage la haine raciale ?
- N’est il pas préoccupant d’assister aux sourires réjouis d’un président français, qui se veut le champion des Droits de l’Homme, paradant aux côtés de dirigeants chinois qui sont les champions des atteintes aux Droits de l’Homme, et qui continuent de bafouer les Droits élémentaires des Tibétains ?
- N’est il pas préoccupant d’entendre un ministre français de l’intérieur, candidat favori de la future présidentielle, enflammer les cités par des propos insultants et désigner des juges de banlieue comme boucs émissaires à la vindicte populaire, pour masquer ses propres échecs ?
- N’est il pas préoccupant de voir un ministre polonais de l’éducation vouloir interdire l’enseignement de la théorie de l’évolution des espèces dans les écoles de son pays ? Qui, en France, s’est dressé contre ce négationnisme flagrant et cette atteinte au principe de la laïcité qui prévaut en Europe ?
- N’est il pas préoccupant que les autorités « va-t-en-guerre » de la première puissance mondiale bafouent les principes de l’ONU, foulent aux pieds les droits élémentaires des prisonniers de Guantanamo et se refusent à reconnaître leur part de responsabilité dans la déstabilisation du Moyen Orient et la montée des islamismes ?
- N’est il pas préoccupant de voir avec quelle obstination la France continue d’occulter sa part d’implication dans le génocide rwandais ? A chacun son négationnisme et son travail de mémoire !
- N’est il pas préoccupant d’assister à la progression du fascisme en Belgique et de la xénophobie aux Pays Bas, deux pays qui jouissent pourtant d’une réputation d’ouverture d’esprit ?
…..
La liste pourrait être longue des aveuglement coupables, des dérapages intentionnels et des négationnismes non avoués, au nom des intérêts supérieurs, du politiquement correct et de la « real politic »…

Alors oui, le négationnisme est un fléau comme la falsification de l’histoire ; il l’est en Turquie tout autant qu’ailleurs… mais ça n’est pas par la gesticulation médiatique, par la provocation, par la manipulation populiste, par la stigmatisation partisane, par l’instrumentalisation des préjugés… qu’on le fera disparaître et qu’on renouera le dialogue… ni par des lois inappropriées !

- Philippe Couasnon - Professeur agrégé d’histoire - Membre de Turquie Européenne.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0