En s’élargissant vers l’Est et en posant la question de la Turquie, l’UE s’interroge confusément sur sa taille et son rôle ; ses frontières et son identité, notamment lorsqu’elle se pose la question de la Turquie. Elle est fondamentalement à la recherche d’un nouveau modèle de communauté politique et par-là d’un sens de la frontière pour lesquels elle ne dispose d’aucun référent théorique.
Elargie à 27 le 1er janvier dernier, l’UE ressent la nécessité de maîtriser son élargissement, sa taille et donc ses limites : surgissent alors les termes de voisinage et de proximité. Mais ces notions n’éclairent rien de très précis, si ce ne sont leurs propres contradictions : s’agit-il de mettre un terme ou de préparer de futurs élargissements ?
Qu’est-ce qui différencie l’UE et son voisinage si les valeurs politiques doivent y être les mêmes ? Faut-il alors définir l’UE culturellement ?
Faut-il en revenir à la dimension historique, culturelle et patrimoniale de ces valeurs universelles ?
Fondamentalement, il semble que l’UE balance entre deux références fortes de la modernité politique liées à des formes précises de frontière : entre l’idée d’une frontière impériale / ouverte / inclusive (modèle démocratique américain)
et celle d’une frontière nationale / close / exclusive (modèle démocratique européen) qui représentent les deux façons de gérer les contradictions internes de la démocratie moderne : l’une, impériale, grâce une ouverture constante sur l’extérieur ; l’autre, nationale, par un recours à l’identité romantique d’une communauté « naturelle ».
L’UE en est précisément là de son élargissement : la question de sa frontière reflète surtout celle du modèle démocratique qu’elle se doit d’inventer. La démocratie européenne passe-t-elle par la référence à une identité ou par une ouverture constante sur l’extérieur ?
La frontière-identité opère une fermeture de l’espace social ouvert par la globalisation : mais le maintien et la confirmation à une échelle européenne du principe identitaire signifie surtout le maintien au premier plan du titre de légitimité de l’Etat-nation et ne permet l’émergence que d’une démocratie européenne seconde, dérivée et complémentaire. C’est la forme mensongère d’un conservatisme qui cherche à replacer et brider le projet européen dans des cadres existants. Une expérience qu’aimeraient tenter les conservateurs européens. Ouvrant la voie à une possible évolution aristocratique (oligarchique) de l’organisation politique globale.
Faut-il pour autant fonder l’UE sur le mythe américain de la frontière ouverte sur un espace vide à conquérir ? Non plus : car il n’existe plus, dans le monde global actuel, d’espace libre. L’ouverture d’un espace vierge, ouvert à toutes les aventures, conquêtes et désirs qui correspondait au monde découvert par Christophe Colomb a tout simplement cessé d’être dans une ère globale.
C’est l’expérience amère que sont en train de vivre les néo-conservateurs américains en Irak notamment. Eux qui croient à une possible évolution monarchique (autocratique, centralisatrice) de l’ordre mondial.
Une frontière-projet ?
S’il passe par l’invention d’un nouveau type de frontière, jamais exclusivement ni close, ni ouverte à l’infini, le projet européen présente donc un défi formidable à ces deux formes de conservatisme. Et ouvre la voie à une possible évolution démocratique de l’ordre (ou désordre) global, en se dotant d’une double frontière :
1- Réelle : une frontière physique débarrassée de ses références historiques, géographiques et culturelles, fournissant à l’UE les moyens nécessaires à une action politique et stratégique efficace
2- Immatérielle : le cap d’une idée de l’Europe, interface de réalisation, et de transmission, de ses valeurs humanistes, laïques et démocratiques.
Il pourrait s’agir du réseau mondial d’une Université européenne (fondée notamment sur le multilinguisme et un travail central de traduction, d’interprétation des textes, des philosophies, des croyances et théories…)
D’un réseau de projets politiques, culturels, économiques et civils, ferments d’une société civile globale mondiale
Voire d’un réseau de citoyens européens non ressortissants (non-résidents ?) d’Etats membres…
La question d’une frontière européenne paraît ainsi indissociable d’un projet « humaniste » européen. Mais celui-ci n’aura rien d’intellectuel, d’abstrait ou de préalable : il procède de la conscience, de l’urgence d’une responsabilité envers un monde à venir.