Constitution, élargissement, adhésion turque, … Autant de questions capitales qui se posent à l’UE dont les réponses ne peuvent faire l’économie d’un réel débat sur la nature de son projet démocratique : et sur le mode de citoyenneté qu’il impliquera.
La question est tout d’abord posée par ceux qui se veulent les dignes héritiers des Pères fondateurs de l’Europe et qui envisagent la citoyenneté européenne sous le jour d’une identité culturelle et historique évidente sur le continent.
Racines chrétiennes et Empire romain
Leur grand souci est d’édifier des frontières à l’intérieur desquelles sont vécues des valeurs communes et consubstantielles aux peuples dotés d’un héritage commun.
Il s’agit là de la vieille posture romantique qui bâtit la démocratie sur un fond identitaire national, cristallisée dans le symbole de l’arbre et de l’enracinement.
Autant de thèmes dont les ramifications portent parfois une ombre menaçante sur la démocratie elle-même.
« Pour faire partie d’une même communauté politique, il ne suffit pas d’honorer des valeurs abstraites. Il faut les avoir fabriquées ensemble. Etre européen, ce n’est pas être chrétien aujourd’hui. […]. C’est l’avoir été depuis quinze siècles. Les valeurs ont une histoire : la laïcité, par exemple, est la fille émancipée du christianisme et non sa négation », déclarait Jean-Louis Bourlanges, député européen (Interview donnée au journal Le Monde, 24 mars 2003).
Qu’une valeur ait une histoire, certes. Qu’un homme ait besoin d’avoir vécu la même histoire pour se l’approprier, c’est une proposition plus délicate qui accorde beaucoup trop d’importance au poids des générations et déterminismes historiques, à l’enracinement, à la terre et aux ancêtres. Il est intéressant de remarquer combien une thèse indicible en France peut-être aussi aisément avancée lorsqu’il s’agit de l’Europe : en France, cela signifierait exactement qu’il est tout à fait impossible à un immigré ou fils d’immigré de jamais s’intégrer complètement à la société française. Ce qui va à l’encontre directe du modèle laïque d’intégration républicaine dont par ailleurs, le même auteur se réclame, en en faisant un privilège « judéo-chrétien ».
Pour Paul-Henri Spaak, l’un des Pères de l’Europe, il s’agissait de « refaire l’Empire romain ». Exhumer de l’histoire politique européenne, la chimère impériale. Quel sens peut encore avoir une Europe pensée comme un Empire Romain ou Chrétien dans un monde globalisé dont le fonctionnement évoque celui d’un Empire (Hardt, Negri, Empire, ed. Exils, 2002) ?
Un Empire a toujours constitué un tout. Reste à savoir où situer ce tout. A l’échelle du monde global ou à celle d’un patrimoine, d’une identité, d’un Moi culturel et historique ?
D’où la question centrale : le citoyen de la future démocratie européenne se sentira-t-il essentiellement, exclusivement tributaire d’un héritage commun mais particulier ou bien responsable d’un monde globalisé qui devient notre monde commun ?
Depuis le haut moyen âge, et donc les prémisses de l’ère moderne et capitaliste, l’histoire peut être lue comme une série d’entrechocs entre deux sortes de phénomènes : un processus d’intégration fonctionnelle, horizontal et immanent, matérialisé par les échanges commerciaux, les découvertes, les inventions ; et un autre processus d’intégration sociale, construction d’un monde vécu, transcendant qui impose une fermeture à l’ouverture suscitée par le précédent processus. A chaque étape, les mondes vécus ouverts aux quatre vents des échanges se recomposent, se referment de manière nouvelle.
La dérégulation du système de changes depuis 1971, la globalisation des ressources financières et médiatiques, l’évolution de la nature du travail représentent une nouvelle brèche béante remettant en cause l’efficacité de l’Etat social, forme accomplie du compromis établi deux siècles plus tôt sous la forme de l’Etat-nation.
Processus qui appellerait donc une nouvelle fermeture. Celui d’une modification profonde du monde vécu actuel. Un compromis qui diffèrerait en nature, et non seulement en degré, du compromis identitaire précédent. Et c’est bien entre nature et degré que vacille le projet européen.
Une nouvelle « fermeture » ?
Il apparaît dès lors légitime de se demander si l’idée d’Empire romain à consonance fortement identitaire (et conservatrice) que l’on attribue aux Pères Fondateurs de la construction européenne est un projet qui diffère en nature, et non en degré, du projet romantique et national établi deux siècles plus tôt ? Ne s’agit-il pas en définitive d’une simple extension spatiale du précédent compromis national identitaire ? Est-ce une réponse suffisante aux défis que pose la marche d’un monde globalisé ?
Mais comment penser, en Europe, la fondation d’une démocratie, la liberté politique en dehors de présupposés identitaires ?
« C’est une erreur de penser que l’ordre démocratique nécessite […] la nation comme communauté pré politique fondée sur un destin partagé », répond Jürgen Habermas (Après l’Etat-nation, ed.Fayard).
La démocratie reposant avant tout sur un espace garanti de liberté politique (participative) impliquant une responsabilité envers un monde commun (pas forcément une communauté culturelle, ce peut être un espace de liberté)
La responsabilité d’un citoyen européen ne peut-elle porter que sur ceux qu’une illusion culturaliste désigne comme ses semblables au sein d’une communauté pré politique ?
Cela paraît difficile. Pour deux raisons complémentaires concernant le sens de l’action politique dans un cadre global / post moderne.
D’abord parce que les questions dont débattra la démocratie européenne ne seront plus nationales, même pas européennes mais bien globales. Exemples : le terrorisme, manifestation superficielle de déséquilibres plus profonds, les questions environnementales (y a-t-il un trou européen de la couche d’ozone ?), et bien entendu économiques (chômage de masse, circulation des capitaux, régulation des échanges...)
Ensuite parce que l’UE, première puissance économique globale, dispose en abondance de moyens d’agir : une démocratie existe aussi par ses capacités d’action.
Le sens de l’action politique résulte de la correspondance entre ambitions et moyens : et c’est par une action qui fait sens que se transmettent les valeurs, bien plus que dans le respect littéral ou la conservation d’un héritage.
La définition d’une citoyenneté européenne ne peut plus faire l’économie d’une réponse aux questions que pose la globalisation. La responsabilité du citoyen d’une Europe aux prises avec ce processus peut-elle s’arrêter au pied de frontières arbitraires ? L’au-delà, dépendant d’une charité, ou d’un impératif moral catégorique ? Un certain pourcentage d’aide au développement ?
Est-il si difficile de penser une citoyenneté européenne en prise sur la marche du monde ?
Il serait alors moins question de fermeture, que de « déploiement », de nouvelle prise sur les choses, prise qui échappe de plus en plus à l’Etat-nation.
Moins question de fermeture également, tant la dualité intérieur / extérieur propre à la modernité politique, au territoire, à l’Etat, au peuple et à la nation (précisément l’identité) semble contredite par les développements de la globalisation. Y a-t-il encore un intérieur dans un monde globalisé ?
Et faut-il absolument en réinventer un, même un peu plus grand pour redonner du sens à l’action politique ?
Une telle citoyenneté signifie-t-elle abstraction, dilution ou extension sans fin de l’UE ?
Non plus. Parce que l’extension passe alors du culturel et du territorial au politique à l’éthique. Les contradictions, conflits et difficultés internes de la démocratie européenne trouvant alors une solution à l’échelle mondiale. Il ne s’agit plus de subsumer, regrouper dans un même ensemble, absorber, mais d’assumer, prendre en charge. Le défi est éthique.
L’UE peut alors se bâtir dans des limites, des frontières choisies selon le sens et l’ampleur qu’elle entend donner à son action en devenant le moteur d’une excellence, d’une haute idée d’elle-même, aussi haute qu’est grand son héritage.
De façon bien plus efficace qu’en revendiquant une identité, trop particulière pour être partagée, seulement imposée comme modèle universel.