Je ne dis pas la Turquie. Non. Je parle de ce « nouveau nationalisme turc » qui ne cesse chaque jour de nous surprendre. J’ai passé quelques jours à l’étranger. C’est de là-bas que j’ai appris la libération par le PKK des huit soldats pris en otage. Je m’en suis tout naturellement réjoui.
Parce que j’étais dans l’ignorance de la possibilité même d’un autre type de sentiment, je n’y ai même pas pensé. Mais il ne m’a pas fallu bien longtemps pour comprendre que j’aurais en fait dû m’attrister de ce qu’ils aient pu revenir parmi nous sains et saufs, sans mourir en martyr. Et apparemment, s’attrister seul de son côté ne suffit pas non plus à l’affaire : certaines manifestations théâtrales sur le ton de la haine sont également nécessaires.
Et par-dessus le marché, ces soldats ont été déférés devant la justice militaire.
N’y a-t-il aucune limite ?
Mesdames, messieurs. Le jour viendra-t-il où vous prendrez conscience de vos exagérations ? Voyez donc un peu, même les généraux en retraite font aujourd’hui preuve de contrition [le général Evren, chef de la junte en 1980 regrettait récemment l’interdiction de la langue kurde à cette époque, NdT]. Qui sait, il est possible que vous aussi par un beau jour vous vous mettiez à regretter tous vos excès !
Mais au lieu d’en arriver là, ne serait-il pas plus intéressant d’apprendre à se contenir dès aujourd’hui ?
Ce n’est d’ailleurs pas chose si compliquée : il ne s’agit ni plus ni moins que de ce bon sens humain millénaire. De cette conscience humaine. Et simplement de ceci. Vous savez, cette chose que la mère d’un de nos soldats revenus s’est permis de dire à l’un des notables de cet AKP qui nous sert de gouvernement. Qui est capable en ce monde de convaincre cette mère ou n’importe quelle autre mère de ce que la mort de son enfant est préférable à son retour parmi les siens ?
Ah, je ne dis pas. Si le fils s’était comporté comme un monstre, s’il avait porté atteinte aux valeurs d’humanité, s’il s’était rendu coupable d’espionnage ou de tout autre forfait, alors oui sa mère aurait peut-être pensé différemment… Mais dans le cas présent, il n’est rien de tout cela. Et donc qu’en est-il de toute cette « littérature » médiatico-politique ?
Toute personne qui sait un peu de quoi retourne la guerre sait également qu’existe la notion de captivité, possibilité éminente dans les périodes de conflit et donc chose ordinaire dans ce contexte.
Je ne citerai pas son nom, je n’y vois aucune nécessité. Mais je connaissais quelqu’un qui dans les premiers temps de la guerre d’indépendance avait été fait prisonniers par les troupes grecques. Il avait été décoré de la médaille de l’indépendance et touchait avec fierté une fois tous les trois mois sa pension d’ancien combattant. Il racontait souvent des histoires commençant par la sempiternelle formule : « au cours de ma détention… »
Mais aujourd’hui il apparaît que sur sa lancée notre « nouveau nationalisme turc » a dépassé l’esprit de la guerre d’indépendance : il est même sur le seuil d’une nouvelle définition et appréciation de la notion et de la réalité de « captivité ». « Meurs mais ne tombe pas aux mains de l’ennemi ! » Voilà la nouvelle rhétorique.
« Le veilleur ne souffre pas, n’a jamais soif. Il ne dort pas non plus. » Voilà sans doute le type de normes que nous nous apprêtons à édicter en dépit de toutes les réalités de la guerre et de l’être humain. Et c’est sans doute ainsi, en disant aux gens de mourir, en les envoyant à la mort, en produisant ces discours de mort que nous pensons nous élever de l’endroit où nous nous tenons.
Et nous maudirons également tous ces gens du DTP [Parti pour une Société Démocratique, kurde, NdT] pour avoir contribué à leur libération. Nous nous servirons même de ce geste pour prouver leur « culpabilité ».
Et tous ces discours de mort, ces mots de trahison ne sortiront pas à un autre moment que celui d’une révolte de ces Kurdes avec lesquels nous persistons à vouloir vivre ensemble.
L’AKP d’Abdullah Gül et de Tayyip Erdogan devient chaque un peu plus le parti de Cemil Ciçek (porte-parole du gouvernement, ancien ministre de la Justice, connu notamment pour son opposition à l’abrogation de l’article 301 du code pénal, NdT). Qu’il en soit ainsi. Et que Dieu les garde. Mais moi, je serai toujours du côté de la mère qui leur a crié : « la mort de mon fils aurait-elle été préférable ? ».