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Turquie : débats sur le génocide arménien (7)

Les mémoires perdues de 1915

jeudi 20 avril 2006, par Ertugrul Mavioglu, Marillac

© Turquie Européenne pour la traduction

© Radikal

Turquie Européenne publie ici une série en sept volets, consacrée au débat qui a lieu en Turquie sur la question du génocide arménien : elle suit très précisément un dossier publié dans le quotidien Radikal et monté par le journaliste Ertugrul Mavioglu selon une série d’entretiens réalisés avec des historiens et intellectuels turcs.

- Fidèle à sa ligne éditoriale, Turquie Européenne cherche ici à se faire l’écho des débats qui agitent la société turque et dont nous tenons à proposer toutes les dimensions, sans exclusive, persuadés que c’est bien dans le plein affrontement d’opinions et de positions diverses qu’une vérité peut se faire jour.

- Photo en page d’accueil : Enver Pacha, membre du triumvirat unioniste.



Selon l’historien Masis Kürkçügil, l’objectivité n’existe pas en histoire : les Arméniens et les Turcs sont en mesure de renouveler leurs mémoires. Il soutient également que le moyen d’éviter le retour des douleurs du passé consiste à en tirer des leçons sur un plan universel.
Masis Kürkçügil est né à Istanbul en 1947.

- Arménien de naissance, il obtient un diplôme en économie de l’Université d’Istanbul. Professeur d’économie et de statistiques, il fut réfugié politique en France dans les années 80. Auteur de nombreux ouvrages, proche des milieux de la gauche alternative, il est également membre de l’ÖDP (Parti de la Liberté et de Solidarité).



- Quel était l’objectif de la politique de déportation mise en place en 1915 ? Les unionistes (du Comité d’Union et de Progrès, CUP) ont-ils atteint leurs objectifs ?

La première guerre mondiale, exactement comme la seconde d’ailleurs était une guerre de partage impérialiste. Ni l’Allemagne, ni la Russie ni l’Empire ottoman ne se sont lancés dans une guerre de défense, chacun nourrissant les ambitions d’une politique d’expansion.

Or à l’ère des Etats-nations, l’expansion rend nécessaire en elle-même, un processus de purification-nettoyage, d’homogénéisation. Les unionistes, ayant pensé tirer profit d’une guerre courte, celle-ci, contrairement à leurs prévisions, a occasionné des pertes importantes et durables. Lorsque, ignorant de l’usure propre aux guerres de tranchée, Enver Pacha et sa clique abandonnent leur immense armée aux assauts du gel dans la région de Sarikamis (février 1915), la guerre est d’ores et déjà perdue. Ismet Pacha indique très clairement que les Allemands ne rentrent en guerre que lorsqu’il est évident qu’elle est perdue, qu’il n’y a plus dès lors de quoi défendre une telle entrée guerre, et que d’ailleurs Mustafa Kemal partage cette opinion.

L’objectif de la politique de déportation est assez net ; il aurait fallu un miracle pour que des enfants, des femmes et des vieillards puissent atteindre le terme de leur voyage et d’ailleurs les survivants sont des miraculés. Il n’est pas concevable qu’un état-major ne puisse pas savoir que dans de telles conditions il est impossible qu’un convoi de personnes puisse jamais atteindre sain et sauf le terme de son périple. Sans même parler de l’Organisation spéciale, prétendre expliquer la situation d’alors en se réfugiant dans l’ignorance des conséquences funestes que n’auraient jamais manqué de causer les maladies, les conditions climatiques, les brigands et les bandes errantes, ferait même sourire les corbeaux.

Talat Pacha nota précisément dans son carnet que ce furent 900 000 personnes qui furent soumises à la déportation sur une population arménienne totale de 1.5 millions. Les chiffres officiels, ceux de l’Etat établissent qu’au moins la moitié, voire les deux tiers d’entre eux périrent alors. Ce chiffre à lui seul dépasse le nombre de morts dont la Turquie souffrit la perte à Sarikamis, dans les Dardannelles, lors de la guerre d’indépendance et celle de Corée !!!

Nous ne parlons là pas de pertes dans le cadre de batailles rangées mais des morts causées par l’action d’un Etat lui-même contre ses propres ressortissants. Si les unionistes ne sont pas parvenus à profiter des conséquences de cette déportation, on peut dire qu’ils sont parvenus à leurs fins. Le nettoyage ethnique a été organisé d’une façon qu’on pourrait presque dire « parfaite ». On comprend des notes du carnet personnel de Talat Pacha qu’il suivit le déroulement des évènements jusque dans les bourgades les plus reculées. Si l’on croit que près d’un million de personnes sont des collaborateurs ou des agents, qu’ils préparent une insurrection, il ne faut pas oublier qu’ils peuvent constituer une armée considérable, même armés chacun d’un curedent. Pour parler clairement, il s’agit bien là de la destruction d’une population sans défense. Mais avant de trouver une définition juridique à cette destruction, il convient d’honorer la mémoire de ces victimes.

- Quels sont encore de nos jours les effets de la situation générale héritée des massacres de 1915 ?

Les effets proviennent des balivernes concernant le fait que les deux peuples aient été ennemis. Au nom de quoi le peuple turc est-il responsable de ce qu’ont pu faire Enver, Talat ou bien Bahattin Sakir ? Il n’y a rien d’une décision collective du peuple turc [...] Il n’y a pas de décision parlementaire, le grand vizir Sait Halim Pacha n’est pas tenu au courant de grand-chose ; quelqu’un s’intéresse-t-il alors à l’avis du peuple ?

L’Ottoman n’était pas prévu pour durer éternellement. Soit il se réformait sur la base d’une citoyenneté satisfaisant ses propres peuples ou bien ce seraient ces peuples qui règleraient l’affaire.
Il est vite devenu évident que l’espoir de 1908 (la révolution jeune turc et l’arrivée au pouvoir du CUP) ne ferait vivre personne. La fédération révolutionnaire arménienne (les Dashnak) sont longtemps restés dans la collaboration avec les unionistes en tant que parti frère.

Mais avant la guerre, une conscience et une volonté allant dans le sens d’une citoyenneté égale capable de permettre la cohabitation et la vie en commun sur la même terre n’ont pas pu se former. Ces temps-là furent ceux où Rosa Luxembourg lançait le fameux slogan : « le socialisme ou la barbarie ». Puis l’histoire a frappé à la porte. L’humanité est ressortie du premier conflit mondial avec une lourde défaite et ce sont les plus faibles qui l’ont supportée le plus durement.

En entrant dans ce conflit sans armée ni Etat, le peuple arménien est, sinon le seul, l’un des rares peuples ayant perdu une grande partie de son existence matérielle, culturelle et souffert d’énormes pertes.

Il n’est resté que des mémoires perdues. Peut-être qu’il convient pour toute l’humanité d’en tirer une leçon universelle afin de ne pas reproduire les douleurs passées et cela en renouvelant les mémoires des deux peuples. Les simples gens qui à partir de leurs vies quotidiennes sont privés de la connaissance de leur propre histoire, sont incapables de se construire un avenir libre, juste et égal, avec la seule aide de ce qui peut filtrer des prismes des histoires officielles.

En définitive, l’histoire nationale ne consiste pas à autre chose qu’à persuader son peuple de quelque chose qui n’est pas, ne consiste pas en autre chose qu’en une tromperie. Au nom de quoi l’histoire d’un Enver Pacha qui, pour la gloire d’une passion impériale « a cassé du soldat » au terme d’une tragédie sans nom où les gens ont été abandonnés à leur mort et au gel, avant de prendre la fuite, au nom de quoi, l’histoire d’un tel chef doit-elle devenir histoire commune ? Il est impossible d’expliquer la moindre tragédie qu’a vécu l’humanité avec cette idée d’histoire nationale.
[...]

- Les thèses arméniennes et turques sont complètement opposées. Dans une telle situation, quelle peut être la solution ?

Ces différends ne peuvent se régler, non pas en espérant que le temps montre qui a raison mais en créant les conditions qui permettront que de tels évènements ne se répètent plus. La repentance et les excuses de Willy Brandt pour le génocide des Juifs n’ont pas permis de régler la question palestinienne ni par exemple, les problèmes des Balkans ou du Rwanda. Approcher l’objectivité des réalités historiques n’est pas possible. Il n’y a pas d’objectivité en histoire. De plus, si l’histoire est présentée comme une discipline académique, ce sont les hommes qui font l’histoire et au final, elle correspond à un acte politique. Et ne traite pas de problèmes qui peuvent se solutionner sur une table ou dans un laboratoire.

Vous ne pourrez mettre fin aux génocides et aux massacres que dans un monde débarrassé des causes matérielles de toute sorte de pression et d’oppression, dans un monde sans dirigeant, dirigé, ni colonisé, ni colonisateur. Parce que sinon, l’homogénéisation est un l’un des éléments irrécusables de la « civilisation ». Regardez les USA qui essayent de niveler à leur hauteur l’ensemble du monde.

© Radikal

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