Abdullah Demirbas est un homme têtu que j’aimerais fort rencontrer !
Il est en effet à la pointe du combat pour la langue kurde en Turquie, faisant de sa municipalité (DTP), sise dans le district de Diyarbakir , une ville pionnière du bilinguisme en Turquie. La dernière décision de son conseil municipal est d’offrir aux administrés des services administratifs dans les deux langues. Il avait auparavant fait éditer des livres pour enfant en Kurde.
Il avait aussi annoncé vouloir faire suivre aux employés de mairie des cours de langue kurde, turque, anglaise...assyrienne et arménienne ! (tout en reconnaissant que peu de personnes parlaient ces deux langues !)
C’est contraire à la constitution (celle de 1983, imposée par un coup d’Etat militaire) (je ne dis pas ça pour être mesquin, mais pour relativiser la parole d’évangile de ce texte !), mais pas au bon sens puisque de nombreux (et surtout nombreuses) Kurdes doivent recourir à un tiers parlant turc pour les formalités administratives. Abdullah Demirbas justifie sa décision en disant que la Turquie, monolingue dans les textes, est multilingue dans les faits et que l’administration est au service des citoyens... une étude réalisée à sa demande dans sa ville montre que 72 % des habitants utilisent le kurde comme langue véhiculaire quotidienne...
La municipalité de Sur est en fait un quartier du « Grand Diyarbakir » (Diyarbakir Büyüksehir), soit le cœur même du nationalisme kurde de Turquie. Ce district sert depuis quelques années déjà de laboratoire des avancées des droits linguistiques avec des décisions prises de manière unilatérale, au mépris de l’hostilité d’Ankara pour l’expression publique de la langue kurde.
J’avais déjà présenté ces expérimentations dans mon blog en septembre, me basant essentiellement sur un article remarquable de Nicole F. Watts, professeur à l’université de San Fransisco, présenté lors de la conférence de Kurdologie d’Hewler (Erbil) en septembre 2006.
Cette analyse vise à décrire les pratiques symboliques des acteurs politiques kurdes qui ont fait le choix de « jouer le jeu » en tentant de s’inscrire dans les politiques turques « légitimes », souvent contre le gré de l’appareil d’Etat. On apprend beaucoup, et on est surpris des libertés prises par ces maires, qu’on aurait pu juger impensables, et que la décision du maire de Sur médiatise soudain.
Il est apparemment possible, en jouant sur les interprétations juridiques, de publier du matériel officiel en Kurde tant que cela reste dans le cadre municipal. Osman Baydemir ne s’en est pas privé à partir de 2004, imprimant systématiquement ses affiches en turc, kurmanci (dialecte kurde moyen) et anglais. Le but : pousser subtilement les frontières du « tolérable », occuper les espaces, profiter des vides juridiques et compter sur la non intervention de fonctionnaires sourcilleux ou d’avocats turcs nationalistes prêts à hurler à l’atteinte la république/Atatürk/l’Armée/leur belle-sœur. Le Kurmanci devient ainsi visible et officiel, accédant au rang de « haute culture », de « gouvernementalité » (Gellner / Foucault).
La municipalité de Sur encourage de son coté les cours de kurde pour le personnel de la mairie, annonçant vingt diplômés en Aout 2006 : l’importance d’une administration parlant la langue du peuple est indéniable, notamment pour la représentation que se font les locuteurs de leur langue maternelle. Cette légitimation d’une langue jugée « inférieure » vise à enrayer son déclin et à favoriser chez les Kurdes de Turquie un véritable bilinguisme. Beaucoup de jeunes Kurdes aujourd’hui ne parlent ni parfaitement turc, ni parfaitement kurde, mélangent les deux langues dans un sabir qui ne peut que contribuer à l’affaiblissement du Kurmanci sous l’effet de la télévision turque.
Le maire du district de Yenisehir de Diyarbakir, Firat Anli, confie ainsi avoir généralisé l’usage du kurmanci lors des cérémonies officielles, les mariages… la langue grignote ainsi du terrain, agrandit son « espace visible ».
« Déturquification » et « Kurdification » de l’espace
Beaucoup plus étonnant, la « déturquification », menée tambours battants par Osman Baydemir. Je n’ai vu Diyarbakir qu’en 2003, et avait été choqué par les énormes pancartes et leur slogan « Ne Mutlu Türkü Diyene » (heureux celui qui peut se dire turc) craché à la face des habitants. Certaines de ses pancartes ont disparu, tout comme une statue de Kemal Atatürk. A ceux qui s’insurgent, rappellons les massacres perpétrés par les armées de ce même Kemal dans les années 20 et 30 au Kurdistan, juste après que le grand Atatürk ait décidé de revenir sur sa promesse de fédération faite au tribus kurdes pour les rallier à sa cause. En 2005, une statue en l’honneur de Musa Anter, écrivain kurde assassiné en 1992 par les habituels « groupes indéterminés » à la solde de l’Etat, a été inaugurée dans le district de Yenisehir. A signaler aussi à Bağlar, une rue Yilmaz Güney, à Batman des « boulevards des droits de l’homme ».
L’administration s’est bien sûr opposée à certains noms jugés trop subversifs. On apprend ainsi que le nom « quartier de la paix » a été refusé : motif, parler de paix dans le Sud-est équivaut à plaider pour une solution négociée entre le PKK et l’Etat…En disant « Yurtta Bariş, Dünyada Bariş » (paix dans le pays, paix dans le monde), Kemal Atatürk aurait dû faire attention…Encore plus symbolique, une rue « Selaheddin Eyyubi » (le Saladin des croisades). Pour les historiens c’est le fondateur Kurde d’une grande dynastie regroupant kurdes, turkmènes et arabes, pour les Kurdes, c’est un héros national, mais pour les Turcs c’est un Turc (et pour les arabes un arabe) : impossible de refuser…
Un petit tour sur le site de la mairie de Diyarbakir ou de Sur permet de constater que ce pari de la « subversion subtile » est partout présent...
« Her Sey Insan Için » = « tout pour l’être humain ». Rien de bien méchant, sauf si on connaît le slogan nationaliste « Her Sey Vatan Için » = « tout pour la patrie »... le site est d’ailleur intégralement traduit en Kurde.
Le tournant des émeutes
Sans surprise, les émeutes de Mars 2006 provoquées par le PKK malgré les appels au calme d’Osman Baydemir ont sérieusement compromis ces évolutions. Baydemir a vu s’unir contre lui les pro-PKK qui lui reprochaient de faire le jeu de la Turquie et le gouvernement turc lui reprochant de faire le jeu du PKK. Malgré de bonnes relations tissées entre les maires kurdes et le nouveau gouverneur nommé en 2004, il est désormais impossible pour les officiels turcs de s’afficher en public avec les élus kurdes, et 50 d’entre eux sont actuellement en procès...
Abdullah Demirbas espère maintenant que le parlement turc suivra l’exemple en inscrivant le multilinguisme de la Turquie dans les textes...
En cette année d’élection ? Güldürme beni ! (ne me fais pas rigoler !)
Que retenir ? Les Kurdes s’enhardissent, et la répression n’est plus ce qu’elle était. Le combat n’a plus lieu d’être dans les montagnes : une telle décision fait plus pour la culture kurde que 100 mines radiocommandées explosant sur les routes de montagne. Prendre de fait ce que la loi ne donne, c’est ce qu’avaient commencé à faire les Bretons à partir des années 60... la différence, c’est que les familles kurdes n’ont jamais cessé d’apprendre le kurde à leurs enfants, intériorisant le mépris et la peur de l’Etat face à leur culture.