Des opposants à l’adhésion de la Turquie à l’Union soutiennent que l’Europe s’en retrouvera affaiblie sur le plan international dans la mesure où ce pays ne pourrait, par définition, jamais épouser l’idéal de l’Europe-puissance. Pourtant, lorsqu’en décembre 1999 à Helsinki les Quinze ont confirmé l’aptitude de la Turquie à devenir membre de l’Union, ils ont fait là un pari politique ambitieux et non un acte de bienfaisance. En invitant la Turquie, les Quinze ont voulu composer avec ce grand pays indispensable stratégiquement et trop proche géographiquement. Ce faisant, ils ont aussi signifié leur préférence pour régler les différends à l’intérieur de la « maison » au lieu de continuer à se plaindre de ses lacunes en matière de démocratie tout en la gardant soigneusement en dehors.
Aujourd’hui plus que jamais, la proximité géographique appelle l’Europe à être présente dans son voisinage, non plus tellement sous la forme ancienne de partage colonial, ni à travers les zones d’influence, ni non plus par la force brute à l’américaine, mais sous la forme d’une présence nouvelle pour offrir le meilleur que le Vieux Continent possède depuis 1945 : un modèle où la paix et la stabilité sont assurées par la démocratie, la solidarité et la prospérité.
En ce sens, la récente initiative américaine pour le « Grand Moyen-Orient », fruit de l’esprit missionnaire qui anime les conservateurs américains, tombe à point nommé. Considérant leur force d’emblée comme source de légitimité, animés par une mixture de mobiles sécuritaires, utilitaires (pétrole) et messianiques, les concepteurs de ce projet ont une vision ontologique des valeurs démocratiques et n’hésitent pas à vouloir les imposer de l’extérieur, quelles que soient les capacités d’absorption et les dynamiques internes de dizaines de pays concernés par le projet. Vide de connaissance et de sens politique, passant outre les vrais problèmes, dont le conflit israélo-palestinien, mais riche en rhétorique, ce projet lance néanmoins un défi au concept européen de stabilité et de sécurité en faisant la surenchère des valeurs défendues des deux côtés de l’Atlantique.
Face à la prudence européenne de ne vouloir imposer au risque de voir imploser, les États-Unis forcent l’histoire avec leur pragmatisme superficiel et leur prêt-à-porter politique à l’endroit de pays profondément touchés par leur arrogance militaire, en Afghanistan et Irak, et qui n’ont pas beaucoup de moyens pour résister à ce nouvel assaut. Ce défi devrait et pourrait être contrecarré par les Européens grâce à la Turquie. En effet, le « Grand Moyen-Orient de l’Europe » est déjà en marche en Turquie depuis 1999 et le Vieux Continent n’a aucune leçon à recevoir des États-Unis tant le succès de l’expérience turque prouve la solidité du concept européen de stabilité. L’Europe pourrait s’affirmer comme puissance à travers une politique graduelle mise en œuvre dans sa proximité, qui correspond grosso modo à la même aire géographique pour laquelle les États-Unis projettent aujourd’hui un nouveau destin. Dans le sillage du partenariat euroméditerranéen, une approche européenne renforcée pourrait prendre corps et racine à travers le relais que constituera une Turquie européenne dans toutes ses dimensions, y compris militaire.
Ces raisonnements d’ordre géopolitique seraient incomplets sans mentionner la vision politico-philosophique qui sous-tend la décision de vouloir composer avec la Turquie. Figure antédiluvienne de l’altérité, la Turquie laïque mais d’obédience islamique constitue, quant à son intégration, un enjeu de taille pour la Grande Europe en gestation. En ce sens, si l’élargissement vers l’Est consiste à intégrer l’autre Europe, l’élargissement vers la Turquie consistera à intégrer l’Autre de l’Europe. Dès lors, un des vecteurs importants du nouveau projet européen serait cette vision politique qui reconnaît les particularités et les différences, assure les conditions de leur libre expression tout en les coulant dans le moule de valeurs communes et non particularistes. Cela afin de dépasser les limites auto-imposées d’une identité tantôt donnée dans la religion chrétienne, tantôt faisant référence à un universel laïque mais vide de sens et abstrait. On peut avancer que cette Europe en tant que modèle universel reconnaîtra toutes les différences, y compris religieuses, mais n’en privilégiera aucune. Au vrai, le défi qui est lancé aujourd’hui à la Turquie pour satisfaire aux critères de l’adhésion et ainsi de se transformer n’a d’égal que le défi que l’Europe occidentale s’est lancé en acceptant la candidature d’un pays à la fois si proche et si éloigné.
Le pari politique qui consiste à composer avec la Turquie demande de la persévérance, de l’imagination et surtout une solide vision du long terme. Depuis décembre 1999, des avancées considérables ont été réalisées en matière d’ouverture démocratique et, au vu de la pratique de l’élargissement en vigueur, il ne serait pas exagéré d’affirmer que la Turquie est aujourd’hui en règle avec le critère politique de Copenhague et de ce fait prête à entamer la phase des négociations.
Or, depuis la campagne pour les élections européennes du printemps, la candidature de la Turquie à l’Union fait couler beaucoup d’encre. Beaucoup d’arguments utilisés restent passionnels, d’autres sont ouvertement biaisés, voire xénophobes. Mais ils suffisent à travailler une opinion publique déjà suspicieuse de l’élargissement et frileuse dès qu’il s’agit de l’islam.
Cependant, intégrer la Turquie et l’Europe figure un enjeu qui dépasse largement le frustre débat qui se déroule actuellement sur la question. Le monde arabe, le monde musulman, voire le monde en développement suivent ce débat et attendent la décision de l’Union européenne pour savoir si l’Europe peut en effet composer avec un pays différent et envoyer ainsi un message de solidarité, et si elle peut être capable, ainsi, de s’affirmer à l’échelle planétaire. En fin d’année, la décision sur l’ouverture des négociations pour l’adhésion future de la Turquie marquera certainement un tournant dans l’histoire de l’Europe. Nous allons voir si celle-ci pourra entamer une « réunification » historique avec le Sud, de par l’aval donné à la Turquie, faisant suite à la réunification « idéologique » qu’elle vient d’opérer avec l’Est.
L’intégration de la Turquie et de l’Europe sera dans l’intérêt de toutes les parties, y compris les tierces. Sa réussite contribuera certainement à la réalisation de ce projet politique universel qui est l’Europe, le projet d’une commune présence, aurait dit René Char.
Cengiz Aktar
professeur d’études européennes
à l’université Galatasaray à Istanbul.
( Ouvrage à paraître le 6 octobre :
Lettres aux turco-sceptiques,
Éditions Actes Sud. 180 pages, 22 euros.)