Olivier Ferrand est délégué général d’A gauche en Europe.
On peut être pour ou contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Mais on ne peut nier l’évidence : l’ouverture des négociations d’adhésion provoque un malaise.
Le problème n’est pas les critères d’adhésion. La Turquie est loin de les respecter, c’est vrai. Mais tôt ou tard elle les respectera. Les droits de l’homme et l’Etat de droit ? Depuis 2001, Ankara a adopté un train impressionnant de réformes démocratiques : la peine de mort abolie, les prérogatives constitutionnelles de l’armée revues à la baisse, l’identité kurde reconnue... Le génocide arménien ? Les intellectuels turcs, en nombre croissant, invitent le pays à regarder son passé en face, sans encourir les foudres des nationalistes. L’opinion publique semble mûre. Chypre ? Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a accepté le plan de paix de Kofi Annan c’est au contraire le gouvernement chypriote grec de Tassos Papadopoulos qui l’a rejeté. La capacité à intégrer le marché unique européen ? Certes, la Turquie est un pays pauvre : sa richesse par habitant ne représente que 27 % de la moyenne de l’Union. Mais elle est déjà supérieure à celle de la Roumanie ou de la Bulgarie (6 500 euros par habitant, contre 5 000), qui sont pourtant sur le point d’adhérer. Et son économie jeune et dynamique laisse augurer un rattrapage rapide.
Le problème est ailleurs. Il est plus fondamental. Jusqu’ici, les élargissements ne posaient pas de difficulté car ils concernaient des Etats appartenant au cœur de l’Europe. Intuitivement, on sait que l’Espagne, l’Autriche ou la Pologne sont européennes. Avec la Turquie, l’élargissement concerne pour la première fois un pays ne relevant pas du cœur de l’Europe mais de sa périphérie. Il pose une question de principe : la Turquie a-t-elle vocation à intégrer l’Union ? Il renvoie à un impensé de la construction européenne : quelles sont les frontières ultimes de l’Europe ?
A défaut d’y répondre, posons déjà les enjeux. En schématisant, il y a trois frontières possibles, liées à trois projets différents pour l’Europe.
Le premier projet est l’Europe politique. Il repose sur l’existence d’un modèle de société propre à l’Europe. Ce modèle, schématiquement, est celui de l’Etat-providence. Un niveau de justice sociale unique au monde, à travers, notamment, une redistribution fiscale sans équivalent. Un attachement à l’écologie, comme l’ont démontré les négociations de Kyoto sur le réchauffement climatique. Une protection absolue des libertés individuelles, comme en témoignent symboliquement le bannissement de la peine de mort ou la suppression des tribunaux d’exception. Un tel modèle européen forge une communauté de valeurs qui justifie des institutions démocratiques, de type fédéral, pour la porter. Il nécessite aussi des compétences sociales et environnementales accrues pour l’Union.
Parce qu’elle incarne la communauté des Européens, l’Europe politique a des frontières strictes : en gros, le continent européen réunifié. La Turquie peut difficilement en être membre : 95 % de son territoire est en Asie ; ses valeurs culturelles ne sont pas celles de l’Europe même si on ne la réduit pas à un « club chrétien ». Dans ce scénario, l’élargissement s’arrêtera donc aux Balkans.
Le deuxième projet est celui de l’Europe-puissance. C’est l’Europe politique du premier scénario, mais tournée vers l’extérieur, qui veut peser dans la mondialisation. Une Europe qui croit dans la vocation universelle de son modèle, en concurrence avec le modèle libéral américain. Une Europe dotée d’une vision originale de l’ordre international, fondée sur le refus des rapports de puissance au profit du droit, de la négociation, du règlement pacifique des différends.
Cette vision se concrétise par la promotion du multilatéralisme, qui est une projection sur la scène internationale de ce que l’Europe a développé en son sein avec la construction communautaire. Elle nécessite des compétences externes étoffées (diplomatie et défense) afin de pouvoir agir sur la scène internationale.
La logique de l’Europe-puissance est de posséder des frontières élargies à sa périphérie. Dans le nouveau concert mondial des nations, face aux grands blocs régionaux qui se constituent autour des puissances d’aujourd’hui (Etats-Unis) et de demain (Chine, Inde), l’Europe sera plus forte si elle étend sa sphère d’influence à ses marges. Elle sera plus forte avec la Turquie, ses 70 millions d’habitants, ses 500 000 soldats et son rayonnement au Moyen-Orient. Dans cette perspective, l’Europe a vocation à intégrer non seulement la Turquie, mais aussi les Républiques européennes de l’ex-URSS (Biélorussie, Ukraine, Moldavie), voire le pourtour méditerranéen, s’étendant ainsi sur tout le territoire de la civilisation européenne antique. Il est peu probable toutefois que ces pays consentent aux sacrifices de souveraineté nationale que nécessite l’appartenance à des institutions politiques intégrées. L’Europe-puissance comportera donc, mécaniquement, deux cercles : un cœur politique de type fédéral et un second cercle, proche du niveau d’intégration de l’Union actuelle.
Le dernier scénario est celui de la démocratie-monde. En définitive, le plus grand succès de l’Union, c’est l’adhésion. L’entrée dans l’Union assure la pacification immédiate des nouveaux membres, leur stabilisation politique ainsi que leur rattrapage économique rapide. L’Irlande, l’Espagne, le Portugal l’ont démontré. Les pays de l’Est suivent la même dynamique. Si l’Europe-puissance a peu de chance d’imposer un monde multilatéral car les autres puissances (les Etats-Unis, la Chine, la Russie) s’y opposent , l’Europe élargie pourrait devenir ce monde multilatéral, par extension progressive, du fait de sa forte attractivité. L’exemple des Balkans est parlant. L’intervention diplomatique et militaire de l’Europe a été un échec, elle n’a pas pu juguler la guerre et il a fallu l’engagement américain pour mettre un terme aux conflits. Les négociations d’adhésion s’avèrent autrement efficaces pour pacifier la zone.
Dans ce scénario, la logique européenne est l’élargissement indéfini. L’Union est une préfiguration régionale de l’ONU de demain, une ONU capable de développer entre ses membres des solidarités économiques suffisantes pour rendre la guerre impossible, une ONU capable de régler efficacement les différends entre ses membres par la négociation et l’arbitrage. Iconoclaste ? Oui, mais c’est aussi un retour aux sources, à la vision cosmopolite des premiers fondateurs de l’Europe. Les fédéralistes du Congrès de La Haye en 1948 ne disent pas autre chose, Léon Blum, chef de la délégation française, en tête. Pour eux, l’échec de la Société des nations a mené à la Seconde Guerre mondiale. Il faut bâtir une SDN qui marche, une démocratie mondiale qui garantisse le « plus jamais ça ». A l’époque, cet objectif est hors de portée du fait du rideau de fer et de l’URSS, mais l’Europe peut en constituer une version régionale, avec vocation explicite à s’étendre au monde.
C’est cette logique que l’on retrouve à l’œuvre dans la construction européenne depuis 1957. Elle s’est dotée de compétences internes, tournées vers la régulation de ses Etats membres. Elle a arrêté des conditions d’adhésion minimalistes les deux « critères de Copenhague ». Un critère politique : la stabilité démocratique et le respect des droits de l’homme. Et un critère économique : la capacité à soutenir la pression concurrentielle du marché unique. En bref, la démocratie de marché. Les Etats-Unis ou le Japon les respectent. L’Europe est dès lors l’embryon de la « communauté mondiale des démocraties ».
Frontières continentales, frontières périphériques, frontières indéfinies. Les options sont fondamentalement différentes. L’Europe est à la croisée des chemins. Il est temps que la classe politique et les opinions publiques s’en emparent.