Montée des tensions, polarisations politique, ethnique, culturelle et sociale, immobilisme dirigeant et exaspération des rivalités partisanes : à moins d’un an des échéances législatives et présidentielles, la Turquie connaît une glaciation des positions sur une société en plein bouleversement. Taha Akyol, journaliste et homme de télévision, décrit ici certains des processus en cours en Turquie avant d’évoquer de possibles solutions.
İlhan Selçuk (Ilhan Selçuk, éditorialiste et responsable dans la rédaction du quotidien Cumhuriyet, le journal de la République, kémaliste et laïque, l’un des tout premiers organes de l’opposition au gouvernement AKP) a fondé tous ses espoirs en Süleyman Demirel (ancien Premier ministre et Président de la République, centre-droit, il se fait encore entendre à Ankara ; il a récemment assez vigoureusement pris position contre le gouvernement AKP) qu’il invite à sauver la laïcité en fédérant la grande majorité du peuple derrière lui.
Je suis désolé, non pas parce que je ne juge pas Demirel capable de relever un tel défi - je serai bien en peine de me prononcer -, mais bien parce que je me désole du manque de recours dont dispose la gauche !
Une démocratie viable s’appuie sur les fondamentaux que sont le centre-droit et le centre-gauche. Responsables de cette érosion, les coalitions DYP-SHP (Parti de la Juste Voie, centre-droit de Demirel puis de Tansu Ciller et le Parti Social du Peuple, centre-gauche, de Inönü puis Baykal) ont aggravé l’instabilité politique comme elles ont gaspillé nos années en n’étant pas capables de mener à bout une seule réforme tout en faisant exploser la dette de la sécurité sociale. C’est ainsi que nous avons gâché les années 90 !
La gauche plutôt que de s’accrocher à nouveau aux basques de la droite, se doit de redevenir une alternative politique crédible en se réconciliant avec le peuple, en développant ses propres dynamiques, en sortant de ses propres rangs des équipes et des leaders.
Ca, c’est la première chose. Quant à la seconde...
Que dit le « Baba » ?
L’appel de Ilhan Selçuk pour “sauver la laïcité” lancé non aux forces vives mais à un mouvement mixte de droite et de gauche placé sous le leadership de Demirel reste tout de même une bonne initiative ; cependant...
S’il devait revenir à la politique, Demirel se fendrait-il de ce « nouveau » discours qui ravit Ilhan Selçuk, ou bien de références à son ancien répertoire ?
« Quoi que ceux-ci puissent promettre, j’en donnerais 5 fois plus... Sa Sainteté Bediüzzaman » (Beddiüzaman Saïd Nursi, homme de religion considéré comme un Saint, auteur du Risale-i Nur, tenu par certains de ses fidèles pour un nouveau Coran, il est à l’origine d’une mouvance, les Nurcu dont l’une des branches aujourd’hui est à la tête d’un véritable empire industriel et médiatique. Son poids électoral, non quantifiable, reste cependant significatif)
Mais ces paroles ne peuvent dans la Turquie aujourd’hui convaincre ni le paysan, ni le commerçant. Demirel ne recevrait pas même, comme autrefois, les ovations des Nurcus qui en avaient fait « Süleyman le lumineux ».
La Turquie a changé... Le « berger Sülü » (sobriquet donné à M. Demirel : originaire d’Isparta, sud de l’Anatolie, et issu d’un milieu modeste, il est dit qu’il fut berger dans sa jeunesse) qui, dans les années 60 obtenait 52 % des suffrages, n’en obtenait plus au début des années 90 et en promettant monts et merveilles que 25 % ; en comptabilisant tous les votes achetés.
La Turquie change : nous avons désormais affaire à une Turquie qui s’urbanise, qui s’ouvre au monde, qui se dote d’une classe moyenne, qui se diversifie culturellement, dont la répartition des revenus devient plus inégalitaire, où le chômage augmente ! La gauche doit apprendre à connaître cette Turquie-là, doit se réconcilier avec cette société ; elle doit être en mesure de produire son propre programme, sa propre équipe, ses leaders comme ses promesses.
Un système dangereux
En fait, un danger très sérieux nous guette qui échappe à notre attention pris que nous sommes dans les disputes du jour : c’est que la Turquie devienne ingouvernable.
Cela fait maintenant un quart de siècle qu’en Turquie ce ne sont guère plus de 40 % des voix qui sortent des urnes ! Cela n’a rien à voir avec un pluralisme politique viable ! Depuis longtemps, nous suivons un processus qui nous conduit à une société qui, du point de vue des cultures et des identités, est une société éclatée : et c’est l’affrontement de valeurs sentimentales ne connaissant de formule rationnelle qui s’impose à nos vies ! Comme la tension entre religion et laïcité ! Comme, encore plus difficile, le conflit identitaire et ethnique qui est violent ! Pour résoudre ces problèmes, il nous faudrait des gouvernements solides et stables, mais plus le temps passe plus il est difficile de rassembler un socle électoral large et solide !
Il est un mot célèbre de Michel Debré racontant l’acheminement de la France vers l’effondrement dans les années 30 : « Alors que la France était plus que jamais contrainte et en attente d’être dirigée de la meilleure manière, le pays n’était pas même en mesure de former un gouvernement. »
A la fin des années 50, la France a réglé le problème en recourant au système semi-présidentiel.
Et nous au lieu de chercher un remède pour le système, soit nous attendons le sauveur, soit nous alimentons le choc des valeurs !
De quoi nous occupons-nous !
La solution qui permettrait de dépasser la tension sur l’axe religion-laïcité passe par la libéralisation d’une conception jacobine de la laïcité et la transformation des croyances et pratiques religieuses en pratiques urbanisées et respectueuses des autres modes de vie.
Le pire serait une polarisation fondée sur l’affrontement des valeurs et représentations selon ce que propose Ilhan Selçuk ; cela ne peut qu’aggraver la cécité de part et d’autre !
Et alors qu’il nous faudrait discuter de la meilleure façon de fonder une démocratie gouvernable, voyez donc à quoi nous nous affairons, nous autres politiques et intellectuels !!!