Politique américaine en Irak, atermoiements, provocations européennes ne contribuent pas peu en Turquie, un pays très ouvert aux influences du monde entier, à une montée en force des passions nationalistes contre lesquelles l’AKP (Parti de la Justice et du Développement au pouvoir depuis 2002) a cherché à gouverner. Condamné à les endiguer pour préserver sa stabilité et son projet politiques, quelle est la marge du gouvernement Erdogan d’ici aux prochaines élections et au-delà ? Comment finalement en limiter le pouvoir de nuisance pour faire de la Turquie une nation intégrée aux grands flux de la vie mondiale actuelle ? Autant de questions sur lesquelles Mme Nese Düzel a décidé de se pencher lors de son entrevue avec le chercheur Yüksel Taşkın.
Première partie de l’interview
Dans le cadre du processus de négociations avec l’UE, on a connu une vague de nationalisme. L’AKP semble lui aussi avoir cédé à cette tentation. L’AKP est-il vraiment rentré dans la course au mieux-disant nationaliste ?
Erdogan, parmi les leaders de droite en Turquie est certainement celui qui est le plus éloigné de la ligne nationaliste tracée par les groupes les plus conservateurs. Dernièrement, on l’a vu se fendre de quelques attitudes nationalistes notamment lors des phénomènes de lynchage mais il est aussi celui qui s’est rendu dans le Sud-Est kurde, qui a lancé le débat sur la citoyenneté et sur la « sub et la sur identité », qui s’est pour cela attiré les colères et fureurs nourries d’un grand nombre de personnes.
Même ses députés et son électorat n’ont pas accepté ces positions. Parce que dans la ligne de la « Vision Nationale » [Milli Görüs en Turc : ligne idéologique de l’islamisme turc née dans le courant des années 90 et portée jusque dans les années 90 par le vieux leader Erbakan, supplanté par les quadras et la nouvelle génération du parti qui fondèrent l’AKP en 2001], il y a toujours un élément nationaliste et son influence est toujours réelle parmi les cadres de l’AKP.
L’AKP peut-il sortir vainqueur de cette course au nationalisme ?
C’est impossible. L’AKP s’y est adonné l’espace d’un instant mais… Dans un contexte marqué par le retour à la violence du PKK, il s’est rendu compte que le fait de jouer sur la corde nationaliste ne le servait pas lui-même, mais des mouvements bien plus radicaux. Si la compétition nationaliste venait à s’exaspérer, alors l’AKP courrait à sa perte. Le coût en serait terrible. Du relâchement des liens avec les USA et l’UE jusqu’à des scènes de lynchage généralisées, le prix en serait terrible pour la Turquie. Sans oublier que les doutes du reste du monde à l’endroit de l’AKP seraient ainsi encore augmentés. Le processus d’adhésion à l’UE connaîtrait de très sérieux problèmes. Aujourd’hui l’AKP semble donner l’impression de vouloir affronter le MHP sur un plan idéologique. C’est bien la première fois qu’en Turquie, on connaît un tel affrontement idéologique entre des partis de droite.
Sur quoi vous basez-vous pour avancer cela ?
Les organes de presse proches de l’AKP ont lancé une campagne idéologique de grande ampleur contre toutes les positions nationalistes, turquistes et dans un certain sens, partisanes d’un discours tranché voire de la force. Depuis l’obtention d’une date pour le début des négociations d’adhésion à l’UE, on constate une agitation sérieuse sur la droite extrême du MHP, sur des positions nationalistes et turquistes aujourd’hui influentes. Ce sont des positions dont la haine est même susceptible de liguer contre elles même des Kurdes qui n’ont jamais milité. Ces cercles tentent de prendre la tête du MHP. L’ancien président de l’ASAM [think tank] Ümit Özdag et le journal Yeni Cağ jouent un rôle très actif dans cette lutte.
Il y a peu le premier ministre a subi une attaque très dure de la part du MHP. Que signifie le fait que pour la première fois le MHP ait recouru à la violence physique ?
Ils sont conscients de cette impuissance que ressent l’AKP et il s’en servent. Ce qu’on a tenté de faire à Sögüt, c’est de montrer que ni l’AKP ni le premier ministre n’y représentaient rien, qu’ils y étaient seuls et sans soutien.
De prouver que le gouvernement avait perdu de sa légitimité et de sa force en délivrant le message suivant : « nous ne te reconnaissons pas. »
Par ailleurs, ils sont parvenus à faire ressentir à l’AKP toute son impuissance et l’absence de leur autorité. « Vous pouvez très bien être au gouvernement mais l’Etat et de nombreuses autres forces tout autour ne sont pas de votre côté ». C’est un peu le message délivré. C’est la façon utilisée de rabaisser un adversaire que vous ne pouvez vaincre politiquement, ici par des moyens non politiques. Ce ne sont que des efforts de certains cercles cherchant à rendre nul et non avenu le processus de démocratisation lié aux négociations avec l’UE tout en le réduisant à une simple lutte pour la survie du régime, de l’Etat et de la nation. Parmi eux, on trouve l’Etat profond, comme des milieux nationalistes.
L’AKP est au pouvoir depuis 4 ans. A-t-il tenté de faire autorité, de peser sur les choses pour en arriver là ?
L’AKP a certainement une part de responsabilité dans sa propre incapacité à peser vraiment sur les choses. De Semdinli à toute une série d’autres évènements, il a traité tous ces développements comme s’il s’agissait de détails. L’AKP repousse tous les problèmes à une seconde période. Ils n’affrontent pas les difficultés comme on devrait les affronter dans une démocratie. Or les bandes criminelles organisées du Sauna ou d’Atabey… Les évènements d’Atabey…
Dans tous ces développements, on retrouve d’une façon ou d’une autre, la trace des militaires. Un gouvernement qui ne pousse pas, ne cherche pas à savoir qui à distribué les bombes ou les armes, les soutiens procurés à ces criminels, un tel gouvernement finit toujours par en payer le prix en Turquie. En repoussant le traitement de ces problèmes, l’AKP prend le risque de faire encore croître le nombre de ces évènements.
Les attaques du PKK se multiplient. Elles permettent de renforcer les poids politiques du MHP et de l’armée. Il n’est pas possible que les leaders du PKK n’en aient pas conscience. Pourquoi le PKK agit-il en ce sens alors ?
Le PKK vit dans la crainte que l’approfondissement de la démocratisation ne vienne épuiser sa capacité à diriger et décider parmi les populations kurdes. En créant une situation de fait, en acquérant une force de négociation, il tente de créer un environnement politique qui lui permettrait de déposer les armes tout en passant devant des organisations politiques comme le DTP (Parti pour une Société Démocratique, qui regroupes les maires des grandes villes kurdes du Sud-est de la Turquie).
L’AKP ne se rend-il pas compte du piège qu’on lui tend ? Pourquoi ne tente-t-il pas précisément de modifier ce contexte ?
De l’Amérique latine à l’Espagne en passant par la Grèce, il y a toute une série d’exemples. Vous ne pouvez pas user des voies juridiques contre des mouvements illégaux qui tentent d’entraver les mouvements politiques par la force et la violence. Si vous ne vous en prenez pas aux racines de ces phénomènes, alors ils se mutliplient. L’AKP est dans l’obligation de se pencher et de faire en sorte qu’on puisse tirer toutes les conséquences des ces évènements qui sont un second Susurluk.
Mais à l’étranger, l’AKP ne se sent pas en confiance. Si aux Etats-Unis on pouvait se prévaloir d’une méthode à la Clinton et d’une compréhension assez proche de la globalisation, si Erdogan pouvait connaître le même entrain européen qu’il a pu connaître dans ses premières années au pouvoir, alors il est certain que l’AKP serait bien plus tranquille pour agir à l’intérieur. Mais la montée des « néo-cons » aux USA n’a pas peu pesé sur celle des positions « néo-cons » de par le monde entier.
La Turquie a –t-elle ses « néo-cons » ?
La Turquie a des « néo-cons » qui sont persuadés qu’on peut régler tous les problèmes par la voie militaire. Et ils sont détenteurs des moyens de faire peur aux gens. L’AKP considère que ces partisans de la solution forte sont puissants. A une époque où, en Iran, on pensait que les positions réformistes allaient remporter une victoire définitive, on a connu un glissement et l’environnement international aidant, c’est Ahmadinejad qui est arrivé au pouvoir. Les partisans de la réaction ont pris le pouvoir en Iran. C’est le pire des scénarios.
La menace en Turquie : une poussée de l’extrême droite
Mais il n’est pas non plus impensable dans le cadre de la politique turque. Nous sommes en fait très liés aux développements qui ont lieu dans le monde. Si en Europe comme aux USA, la droite-extrême est capable de parvenir au pouvoir, alors en Turquie aussi. L’arrivée d’Ahmadinejad au pouvoir est le fruit de la politique de Bush.
Il est plus radical que ce qu’aurait souhaité l’Etat mais c’est une possibilité générée par l’Etat. La Turquie pourrait très bien vivre le scénario d’un gouvernement de « conservation républicaine » basé sur une coalition CHP, MHP, DYP.
Pour en revenir à l’AKP, serait-il en mesure d’en revenir à une priorité européenne ?
S’il sort vainqueur des prochaines élections, je pense qu’il essaiera encore une fois parce que l’AKP joue ici l’intégration de la Turquie aux institutions solides du système mondial. Sa base profite de la mondialisation. Et cette base ne pourra pas continuer à en profiter sans sursaut sur la question européenne. En outre, le démocratisme conservateur, s’il n’est pas exempt d’un certain nombre de contradictions, constitue une recherche en soi et pour arriver quelque part, il absolument besoin d’un objectif tel que l’UE.
En économie, la situation est étrange. Quand on considère les chiffres, l’économie prospère mais le peuple se plaint toujours du chômage et des faibles revenus. Pourtant ces plaintes n’affectent pas le potentiel électoral de l’AKP. Qu’en est-il exactement ?
C’est ce que montrent les enquêtes. Les électeurs sont bien plus tentés par le vote-sanction dans les périodes où se croisent l’appauvrissement général et le sentiment d’une corruption non moins généralisée. L’AKP n’a pas encore donné cette impression d’être à l’origine d’un système de concussion. Les gens restent persuadés que les cadres « musulmans » vont bien sûr en profiter un peu mais sans perdre de vue une certaine limite. Les plus déshérités maintiennent encore leur soutien ce gouvernement. Et l’AKP joue d’ailleurs son va-tout sur les questions économiques.
Fin