Politique américaine en Irak, atermoiements, provocations européennes ne contribuent pas peu en Turquie, un pays très ouvert aux influences du monde entier, à une montée en force des passions nationalistes contre lesquelles l’AKP (Parti de la Justice et du Développement au pouvoir depuis 2002) a cherché à gouverner.
Condamné à les endiguer pour préserver sa stabilité et son projet politiques, quelle est la marge du gouvernement Erdogan d’ici aux prochaines élections et au-delà ?
Comment finalement en limiter le pouvoir de nuisance pour faire de la Turquie une nation intégrée aux grands flux de la vie mondiale actuelle ?
Autant de questions sur lesquelles Mme Nese Düzel a décidé de se pencher lors de son entrevue avec le chercheur Yüksel Taşkın.
Pourquoi Yüksel Taşkın ?
Alors que le pessimisme est en vogue en Turquie, le nationalisme recommence à prendre du poil de la bête. Ou alors c’est parce que le nationalisme recommence à croître que le pessimisme devient plus prégnant. Et l’AKP, malgré ses responsabilités comme parti au pouvoir, n’a pratiquement fait aucun effort destiné à contrecarrer ces montées concomitantes du pessimisme ambiant et du nationalisme. Bien au contraire s’est-il même parfois autorisé à adopter des positions ne pouvant que les renforcer. En prenant ses distances d’avec le processus de négociations avec l’UE, l’AKP n’a pas peu contribué à renforcer encore le désespoir et un certain autisme collectif. Les attaques du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) ont-elles aussi généralisé colère et cristallisation des positions dans la société. Et pour la première fois, lors d’une réunion politique organisée dans la ville de Sögüt, le MHP (Parti de l’Action Nationaliste, extrême droite) s’en est pris physiquement à la personne du Premier ministre. On s’est alors rendu compte que même si au début l’AKP pouvait être tenu pour responsable de cette crispation nationaliste, il lui était de plus en plus difficile d’en contrôler les développements et débordements. Voilà quelques-unes des raisons qui nous ont poussés à interroger le Professeur Yüksel Taşkın sur les rapports de l’AKP avec le nationalisme, sur ses objectifs et ses erreurs. Yüksel Taşkın enseigne à l’Université de Marmara : il écrit dans la revue Birikim (gauche) et s’est consacré à l’étude de la droite turque de l’islamisme au nationalisme.
Il y a encore un an, la Turquie était un pays posant un regard plutôt optimiste sur son avenir. Aujourd’hui, c’est un certain pessimisme qui semble s’être installé. Quelles sont les décisions ou les erreurs de l’AKP au pouvoir qui ont pu contribuer à ce changement ?
Cette année, dans un premier temps, c’est la décision d’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE qui a été prise le 3 octobre. Et dans les huit mois qui ont suivi cette date, c’est le processus de ce qu’on peut appeler un second Susurluk [ accident de la route survenu en 1997 et dans lequel étaient impliqués des politiques, des policiers et des mafieux / criminels. En somme, le triangle mieux connu sous l’appellation d’Etat profond, ndr ] qui s’est mis en branle. Il y a eu Semdinli [Deux sous-officiers pris en flagrant délit de dynamitage d’une librairie dans l’est de la Turquie, ndr]. On a vécu des scènes de lynchage. Puis on a connu l’attentat du Conseil d’Etat. On a parlé des bandes organisées d’Atabey, ou du Sauna [ L’année 2006 a été riche en révélations et affaires concernant le crime organisé dans lequel trempaient plus ou moins des membres de l’armée, ndr ]. Tout cela sont des faits accomplis par des groupes fermement opposés à la perspective européenne de la Turquie et qui prennent l’AKP comme cible. Ce ne sont que des entreprises visant à faire diminuer la « passion » européenne de l’AKP, des initiatives pariant sur le fait d’une autre inflexion de l’AKP dans un contexte de crise.
Bien. Mais l’AKP est-il en mesure de bien gérer ce contexte de crise ?
A Semdinli, l’AKP n’a pas été en mesure de jouer le rôle qui lui incombait. En considérant les éléments les plus nationalistes comme les cercles les plus soucieux de sécurité, il en est venu à faire machine arrière dans le processus de démocratisation. En revenant en arrière sur cette question de l’article 301 du Code Pénal, il a commis une grave erreur tactique. Alors qu’il avait jusque-là fait passer un nombre non négligeable de paquets législatifs et constitutionnels démocratiques, il s’est mis en posture de faire de très sérieuses concessions au sujet des libertés publiques par des dispositions qu’il a apportées dans le cadre de la révision de la loi de lutte contre le terrorisme. L’AKP a même réussi à briser le consensus acquis en Turquie après de longues années de débat.
Qu’a-t-il brisé ?
Cet accord traversant la société selon lequel la pensée devait sortir des choses susceptibles d’être condamnées. Si vous commencez à faire des concessions sur des sujets pour lesquels vous avez obtenu le consensus d’un très large éventail allant, par exemple, de la TÜSIAD [patronat turc] à je ne sais quel autre représentant de la société civile, alors vous pouvez être sûrs qu’on exigera encore d’autres et de plus grandes ou graves concessions.
Il est de cercles qui visent à annuler tout simplement le processus de démocratisation et qui tirent une grande force d’une exagération des questions de sécurité : ils profitent pleinement aujourd’hui de cette attitude hésitante de l’AKP. Et l’AKP cherche en fait à gérer la situation jusqu’aux prochaines élections en s’appuyant sur les retombées des coups de pouce économiques prodigués à ses partisans comme des encouragements et autres aides distribués à certains cercles sociaux. Le gouvernement semble uniquement focalisé sur la perspective de sortir vainqueur de la crise ouverte par les prochaines élections présidentielles.
L’AKP a été le parti le plus ambitieux en matière de réformes démocratiques. Aujourd’hui, il donne cette impression d’avoir reculé. Pourquoi un tel retournement ? Ne s’agit-il que d’une impression ?
En constatant les peurs et les divisions européennes au sujet de la Turquie, l’AKP a compris combien le processus de négociations serait difficile. En outre, il a anticipé combien ce processus allait causer de débats relatifs à des problèmes consubstantiels à la République, combien le processus avançant, des questions comme celles des minorités, des Kurdes, de Chypre et des Alevis allaient le confronter à de grosses difficultés : il a commencé à vaciller sur sa position européenne. Il n’a pas renoncé à l’UE mais en traçant des zigzag il a commencé de jouer l’attentisme. Et puis en dernier lieu, il s’est mis à redouter de voir ses électeurs glisser vers les partis de droite radicale. Parce qu’il avait promis ou laissé entendre à son électorat que l’UE serait la solution à des questions comme le foulard ou l’éducation. Et en fait, l’AKP était en mesure de contrôler la tension sociale et politique montante en jouant sur la corde nationaliste. Mais le retour de flamme du PKK [la reprise de la lutte armée l’année dernière] a rendu la situation encore plus délicate. Sans mentionner la grande lutte des élites qui se déroule aujourd’hui en Turquie.
Une lutte entre qui et qui ?
Des structures comme l’AKP en créant leur propre base intellectuelle, n’ont pas peu contribué à faire se raidir les élites urbaines, laïques, modernistes et républicaines tournées vers l’occident. Le dynamisme économique, politique et culturel de ces nouvelles élites a profondément effrayé les élites en place. Et ces élites républicaines traditionnelles de faire un lien unique entre l’AKP et l’encerclement urbain dû à l’arrivée de nouvelles populations en ville, des populations qui demandent peu à peu à partager les responsabilités. Or l’AKP pouvait très bien être un élément catalyseur de ce phénomène mais en aucun cas une cause. Il n’est qu’une conséquence. En tant que parti il peut disparaître un moment, mais au fond…
Oui, au fond que peut-il se passer ?
Les dynamiques sociales qui soutiennent ce mouvement ne proviennent pas de l’AKP. Elles pourraient très bien produire demain un « machin » appelé XKP et continuer leur bonhomme de chemin. Parce qu’il existe un véritable socle économique et social, un véritable phénomène de classe avec demande politique à la base de ce mouvement. Par exemple, le MHP en est dépourvu : il n’est pas en mesure de s’appuyer et de croître sur un tel terreau économique. Les instigateurs du 28 février [ 28/02/1997 : les militaires du Conseil de Sécurité Nationale font avaler au premier ministre islamiste de l’époque, la couleuvre d’un programme de laïcisation de la République. C’est la fin du premier gouvernement islamiste en Turquie, dont le parti, le Refah, sera dissous dans la foulée ] se sont dit que si aucune mesure n’était prise alors les islamistes recueilleraient 6 millions de voix dans tout le pays pour prendre le pouvoir. On a pris de mesures et en 2001, l’AKP qui n’est qu’une solution de continuité des précédents mouvements islamistes est arrivé au pouvoir avec ce même nombre de voix. Parce que, en dernière analyse, la politique ne repose que sur un décompte de voix. Désormais l’environnement social et les nouvelles élites auront un rôle à tenir en politique. Et voilà aussi pourquoi, sans comprendre cette tension entre les nouvelles et les anciennes élites, il n’est pas possible de prendre tout à fait la mesure des réactions de colère et des prises de position nationalistes.
Qui sont ces élites qui effraient tant les anciennes ? Le capital anatolien ? Le capital vert ?
Il s’agit du patronat conservateur dont l’activité est tournée vers l’exportation mais qui reste en dehors du grand capital. Une partie est islamiste, l’autre non. Et ils sont persuadés que l’AKP agit en leur faveur. Ils pensent également qu’ils ont une chance de relever le défi de la concurrence économique à une échelle globale et ils sont donc partisans de l’adhésion à une UE qu’ils voient comme un versant de la mondialisation. Leur pouvoir et leur influence sur la société sont très importants. Et l’AKP poursuit une stratégie consciente qui consiste à se faire le porte-parole de ces entrepreneurs. Par exemple, les 2 200 membres de la MÜSIAD [Patronat islamo-conservateur] représentent environ 7 000 entreprises.
La confrérie liée à Gülen [ Fethullah Gülen est le « père spirituel » d’une néo-confrérie rattachée à la mouvance confrérique des Nurcus dont le fondateur, Said Nursi fut l’auteur d’une interprétation gnostique du Coran, le Risale-i Nur, faisant une place importante à la science, à la philosophie et à l’interprétation, ijtihad, de la parole selon les contraintes du monde contemporain. La branche de cette école placée sous le patronage de Gülen a connu un développement spectaculaire : réseau d’écoles, de médias (journaux, TV) en Turquie comme en Asie centrale. Cette mouvance compte aujourd’hui comme une force politique et sociale de toute première importance en Turquie. Son leader vit actuellement en exil aux USA, ndr ] a fondé cette année la TUSKON (Confédération des Entrepreneurs et des Industriels de Turquie) qui englobe quelques 9 000 entreprises. Du point de vue des anciennes élites, ce dynamisme des contre-élites est tout simplement terrifiant. Sans oublier que ces nouveaux venus sont aussi en plein développement sur le plan culturel avec leurs propres télévisions, journaux et leurs intellectuels. Ce processus est un phénomène majeur.
Quel est-il justement, ce processus ?
En Turquie, tout parti de droite au pouvoir a toujours fait appel à des intellectuels qui n’étaient pas de leurs membres mais issus des milieux nationalistes comme ceux des Foyers Turcs ou des Foyers Intellectuels. C’est ainsi que ces gens ont été peu à peu introduits dans les corps administratifs. Mais avec l’AKP la tradition a pris fin. Parce que l’AKP disposait de sa propre pépinière d’intellectuels, apparue dans les années 80 en pleine période d’islamisation de l’Etat puis peu à peu intégrée à l’appareil de pouvoir par la suite. L’AKP n’a pas reproduit les anciens mécanismes que nous savions liés à l’exercice du pouvoir par un parti de centre-droit. Il a fait peu de cas des divers foyers nationalistes et du RTÜK [Haut Conseil à l’Audio-visuel] à la TMSF [fonds de garantie des dépôts et de l’épargne], il n’a placé aux postes de responsabilité que les intellectuels qui lui étaient organiquement liés. Le fait que pour la première fois un gouvernement de droite puisse faire mouvement sans l’appui et les contacts des groupes nationalistes, mais seulement avec ceux de ses propres ressources a contribué à créer une crise très sérieuse dans les cercles nationalistes. Et aujourd’hui dans les crises et les tensions que traverse la Turquie, le rôle des nationalistes est capital. La tension qui monte ne procède pas du seul MHP mais aussi de groupes qui sont encore plus à droite que ce parti.
(A suivre…)