Je vis en France depuis quarante ans. J’ai quitté mon Anatolie natale à 17 ans et ce fut pour moi un bouleversement synonyme de tristesse et de déchirement familial.
J’ai fait mes études supérieures en France avant d’être nommé à l’université de Bordeaux où j’enseigne depuis trente ans. J’ai choisi la France, « terre de liberté, vertu
éclairant le monde ».J’ai voulu que le pays devienne vraiment ma France, parce que je m’y trouvais bien,mais aussi parce qu’elle m’a permis de m’intégrer. Mais depuis l’irruption de ce « débat » sur l’identité nationale, teinté d’une conception mythique et ethnocentrée de la nation, j’ai à nouveau le sentiment d’être un étranger perdu. J’ai du mal à retrouver la France que j’ai connue, jeune, à mon arrivée.
Je souffre de la voir offrir le spectacle décevant d’un pays déboussolé, qui a peur de ses ombres et qui, politiquement, n’arrive pas à se tourner vers l’avenir. Ma France d’aujourd’hui, adossée à la tradition jacobine d’assimilation, est prise d’angoisse identitaire et refuse d’assumer sa diversité culturelle et ethnique, rêvant de je ne sais quel pays « éternel » au lieu de l’aimer tel qu’il est . Et ce déni de réalité habite la vie politique depuis trente ans. L’extrême droite a pu trouve une assise électorale en associant immigration et identité nationale.
Le RPR et Valéry Giscard d’Estaing lui emboîtèrent le pas en prônant une réforme du Code de la nationalité directement inspirée par Jean-Marie Le Pen. Déjà, la rhétorique de l’extrême droite visait à substituer aux analyses économique et sociale des difficultés d’intégration des immigrés une grille identitaire et religieuse. Nicolas Sarkozy, en créant le « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale », n’a fait que renouer avec cette tentation qui avait saisi la droite française.
L’association des termes renvoie les immigrés à leur statut d’étrangers. Ce n’est pas un hasard si le candidat à la présidentielle avait fait l’éloge de « la France éternelle », dont les étrangers sont par définition exclus, et cherchait à justifier ce choix lexicologique : « Ce terme porte en soi l’idée que la France doit réaffirmer son identité, que si l’on vient en France, on doit l’aimer, respecter ses valeurs et savoir parler français ». Et marteler le mot « terre » dans un discours récent sur « l’identité nationale française » est une référence évidente à cette « terre qui, elle, ne ment pas ».
Ce n’est hélas pas faire preuve d’imagination folle que d’anticiper l’issue de ce « débat », qui, au lieu de souder la société, la scinde : entre ceux qui sont « comme il faut » et ceux qui doivent nier « ce qu’ils sont » pour être acceptés, entre les « Français de souche »et les autres, ceux-ci n’étant, aux yeux de certains, que des Français de
catégorie inférieure. Une telle approche, loin d’assurer la cohésion et de sauver les acquis des Français, sert à occulter la crise majeure que traverse notre société : quel lien social trouver entre les groupes qui s’émancipent de la tutelle assimilationniste de l’État et invoquent la multiplicité d’appartenance tout en réclamant leur identité française ? La question s’applique tout aussi bien aux Bretons, aux Corses, aux Basques, aux Juifs. Et ils appellent la France, au nom de ses propres valeurs , à se réformer.
L’identité française ne résulte pas simplement d’un triple héritage (romain, grec, chrétien), elle est aussi un projet capable de rassembler au-delà d’elle-même. Ce
qui « n’appartient pas » à la France est aussi, d’une façon ou d’une autre, « venu » à elle et donc lui « appartient », aumoins en partie. On oublie souvent cette réalité : la
population française est née d’un métissage des peuples autochtones, de gens d’ailleurs et d’envahisseurs. Ces groupes n’étaient certainement pas définis par des
caractères raciaux transmis par le sang, mais par une langue, des coutumes, des modèles locaux liés à leur histoire.
La France politique se méprendrait sur son principe philosophique si elle venait à se replier sur ses valeurs patrimoniales, excluant tout ce qui reste étranger à l’héritage.
C’est la voie la plus immédiate, voie de faiblesse qui porterait aisément l’erreur philosophique à la faute politique.