Un jour avant sa mort, Hrant Dink avait fait parvenir un article qu’il destinait au magazine Radikal 2 dans lequel il racontait comment il avait été choisi pour cible et la hantise perpétuelle qui l’accablait lui, sa famille et ses proches. « Je me sens comme une colombe dans les rues d’une grande ville, craintive et libre à la fois. Mais je sais que les gens de ce pays n’oseraient jamais toucher une colombe », concluait-il.
Pour commencer, une simple remarque : j’ai été condamné à 6 mois pour un délit que je n’ai pas commis, à savoir « une insulte à l’identité nationale turque ». Aujourd’hui, il ne me reste aucun autre recours que celui de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). J’avais jusqu’au 17 janvier pour me pourvoir au près de cette juridiction : mes avocats m’ont en outre demandé de rédiger, en annexe à mon dossier, une note racontant le déroulement des faits.
J’ai par ailleurs jugé qu’il pourrait également être très intéressant de partager ce texte avec le grand public. Parce qu’ à mes yeux, la décision en conscience de l’opinion publique turque est aussi, si ce n’est plus, importante, que celle de la juridiction européenne. Si je n’avais pas été obligé de me retourner vers la CEDH, je n’aurais pas non plus éprouvé le besoin d’exposer certains faits ou d’exprimer mon ressenti dans cette série de plusieurs articles que je m’apprête à publier dans Radikal 2. J’aurais très bien pu garder tout cela pour moi.
Mais puisque les choses en sont arrivées là où elles en sont aujourd’hui, le mieux semble être de partager tout cela… La question que, non pas seulement moi ou les Arméniens, mais que tout le monde ne peut s’empêcher de poser est la suivante : « Comment se fait-il que tous ceux qui ont été traînés en justice du fait de cet article 301 pour avoir « insulté l’identité nationale turque » ont vu leurs procès annulés pour des raisons techniques ou juridiques et ce, dès les premières audiences, alors que Hrant Dink, quant à lui, a été condamné à six mois de prison ? »
Ceux qui s’en sont bien tirés
Il ne s’agit pas d’une remarque anodine ou d’une question infondée. Si l’on se rappelle bien, ce ne sont pas peu de pirouettes qui furent exécutées avant même que ne commence le procès de Orhan Pamuk. « Que faire ? Comment se débrouiller pour se débarrasser de cette affaire ? » Pour certains, une autorisation du ministère de la Justice était nécessaire au lancement de la procédure. On s’adressa donc au Ministre.
Voyant que le fût du canon le visait ostensiblement, le ministre de la Justice, sous la pression, se mit à assommer Pamuk de critiques tout en se fendant d’appels en sa direction afin qu’il déclare « qu’il n’avait pas dit de telles choses ».
Finalement, la première audience du procès Pamuk eut lieu. Et la Turquie en ressortant globalement ridiculisée au vu des attaques vandales qui trouvèrent là occasion propice, on fit tout pour éviter que la suite du procès ne donne lieu à la répétition de telle infamie : la procédure judiciaire fut interrompue pour vice de forme avant même un rappel de Pamuk devant le Juge.
Le procès de Elif Shafak connut un cours relativement similaire. C’est au cours d’une première audience dont l’attente avait causé grand bruit et vive peur dans le pays que le procès fut annulé sans qu’Elif Shafak n’ait eu à se déplacer. Tout le monde pouvait se féliciter de cette solution technique. Et le premier ministre Erdogan, lui-même, de s’autoriser immédiatement un coup de téléphone à Elif pour lui faire part de sa satisfaction.
D’autres procès furent encore expédiés de la sorte au sujet notamment d’articles publiés par des amis journalistes ou universitaires au lendemain de la première conférence sur la question arménienne.
La question à laquelle on ne répond pas…
N’allez pas croire que je sois jaloux. Bien au contraire. Je suis particulièrement bien placé pour connaître et compatir au prix très lourd de ces procès ou même de leur simple ouverture ; comme au coût de toutes les injustices infligées à tous nos camarades ainsi exposés.
Non, il ne s’agit point de jalousie. Mon problème est de savoir pourquoi toute l’inquiétude et la sollicitude manifestées lors de leurs procès n’ont pas connu d’écho dans l’affaire Hrant Dink.
Par ailleurs, nous nous sommes rendus compte que ces échappatoires techniques conféraient une sorte d’option au gouvernement face à une UE qui réclame l’abolition de l’article 301 : toutes ces décisions pouvaient être brandies comme des décisions exemplaires. Le seul cas pour lequel le pouvoir turc restait sans voix face aux responsables européens était la condamnation de Hrant Dink. Lorsqu’il a été question de ce procès dans cette affaire de l’article 301, c’est une chape de béton qui s’est abattue sur le débat.
Car en vérité, « comment peut-il se faire que tous les gens qui ont été traînés en justice du fait de cet article 301 pour avoir « insulté l’identité nationale turque » ont vu leurs procès prendre fin pour des raisons techniques ou juridiques et ce, dès les premières comparutions, alors que Hrant Dink a été condamné, quant à lui, à six mois de prison et ce pour un article dans lequel, manifestement, il n’avait commis aucun délit ? »
Le fait d’être Arménien
He oui, nous avons besoin de répondre à cette question ! Et surtout moi. Parce qu’en définitive, je suis citoyen de ce pays et que je demande avec insistance à être traité à égalité avec tous les autres.
J’ai assurément connu auparavant bien d’autres discriminations liées à mon identité arménienne. Lors de mon service militaire en 1986 au sein du 12e bataillon d’infanterie de Denizli, tous mes camarades sont passés au grade de sergent après avoir prêté serment lors de la cérémonie marquant la fin des classes : il n’y en eut qu’un à rester simple soldat. Et ce fut moi. J’étais un adulte, père de deux enfants. Peut-être aurait-il fallu ne pas s’en émouvoir. Et puis cela me valait aussi en définitive quelques facilités : on ne me confierait pas de gardes ou de missions délicates. Mais j’ai très mal vécu cette discrimination. Alors qu’après la cérémonie tout le monde profitait de quelques moments de bonheur avec sa famille, je n’oublierai jamais que j’ai passé, seul, deux heures, adossé à une maudite cabane en tôle ondulée, à pleurer toutes les larmes que j’avais.
Et c’est encore une blessure vive que m’ont laissées les paroles du colonel qui m’avait fait venir : « ne t’afflige pas. S’il y a le moindre problème, viens me voir. »
La condamnation ou l’acquittement au titre de l’article 301 n’a assurément rien à voir avec l’attribution d’un grade. Et l’on ne m’entendra donc jamais dire : « parce qu’on ne les a pas condamnés alors on ne doit pas me condamner non plus » ; ou bien, pire encore, l’inverse.
Mais je dois confesser qu’en tant qu’un homme rompu à toutes les formes de discrimination, je ne peux retenir le réflexe logique de poser cette question : « le fait que je sois Arménien a-t-il joué, oui ou non, un rôle dans cette décision ? »
Ce que je sais ; ce que je pressens
Et lorsque je confronte ce que je sais et ce que sens, il est assurément une réponse qui peut ainsi se ramasser en quelques mots : certaines personnes ont décidé que désormais ce Hrant Dink commençait à être de trop et qu’il convenait de lui faire connaître ses limites. Sur ce, ils sont passés à l’action…
Je conçois tout à fait que cette thèse soit une thèse trop exclusivement centrée sur moi-même et mon identité arménienne. On peut tout à fait dire que j’exagère. Mais voilà, c’est aussi cette façon de voir les choses qui correspond le mieux à mon ressenti… Et les données que j’ai en main comme tout ce que je vis ne me laissent pas d’autre choix que cette thèse. Le mieux étant donc de vous raconter ce que je vis au quotidien et ce qui se passe dans ma tête. Ensuite, libre vous de porter le jugement de votre choix.
On me manifeste mes limites
Je vais commencer par préciser un peu ce qui peut se tenir sous cette expression : « Hrant Dink est de trop. » Voilà un bon moment d’ailleurs que Dink attirait leur attention et commençait à les agacer. Depuis qu’il avait sorti Agos au début de l’année 1996 et qu’il évoquait les problèmes de la communauté arménienne, qu’il défendait ses droits et qu’il exposait, en parlant d’histoire, des positions peu en conformité avec les thèses officielles, on ne peut pas dire qu’il n’avait pas franchi de nombreuses limites. Mais la goutte qui fit déborder le vase fut la publication, le 6 avril 2004, d’un papier concernant Sabiha Gökçen.
On évoquait dans cet article signé Dink et intitulé « le secret de Madame Sabiha » les parents et proches arméniens de Sabiha pour finalement avancer que Sabiha Gökçen, la fille adoptive de Kemal était issue d’un orphelinat arménien.
Lorsque ces informations furent reprises par le journal le plus vendu en Turquie, Hürriyet, le 21 février suivant, avec des extraits de Agos, il est arrivé ce qui devait arriver et la Turquie a commencé à vaciller sur ses fondations. Au cours des deux semaines qui suivirent, ce sont tous les éditorialistes de Turquie qui se sont emparés du sujet pour se fendre de commentaires positifs ou négatifs. On devait également lire et entendre diverses déclarations à ce sujet. La plus importante d’entre elles fut assurément celle que publia l’Etat-major des armées turques. La plus haute institution militaire de Turquie manifestait par ce texte sa réaction aux auteurs d’une telle information : « ouvrir le débat, quelle qu’en soit l’intention, sur un tel symbole est un crime contre l’intégrité nationale et la paix sociale. » D’après ces gens-là, les auteurs d’une telle information étaient dotés d’intentions secrètes. En retirant soudainement à cette femme devenue le mythe et le symbole de la femme turque le manteau de sa « turcité », ces gens-là tentaient de créer un séisme au cœur de l’identité turque. Qui étaient-ils donc ces déséquilibrés ? Qui était-il donc ce Hrant Dink ? Il fallait absolument lui faire connaître ses limites.
Invitation à une rencontre officielle
La déclaration de l’Etat-major eut lieu le 22 février. Je l’ai écouté chez moi devant mon poste de télévision. La nuit suivant, j’ai mal dormi. Je pressentais que le lendemain quelque chose se produirait. Mon expérience et mon flair ne devaient pas me tromper. Au petit matin, mon téléphone a sonné : l’un des adjoints au préfet d’Istanbul m’appelait. D’un ton sévère, il m’a fait savoir qu’il m’attendait à la préfecture avec tous les documents relatifs à cette information.
A la question de savoir quel était l’objectif d’une telle rencontre, il me fut répondu qu’il s’agissait de discuter et de jeter un œil aux documents en ma possession.
J’ai appelé ceux de mes amis journalistes les plus expérimentés pour leur demander ce que pouvait bien signifier un tel appel. « Comme ce genre d’entretien n’est pas habituel, il ne s’agit pas d’une procédure légale. Cependant il serait sage de se répondre à l’invitation avec les documents demandés », m’ont-ils conseillé.
Se tenir sur ses gardes
J’ai suivi ces conseils et, mes documents en poche, je me suis rendu auprès de cet adjoint du préfet. Un homme fort sympathique. Lorsqu’il m’a fait rentrer dans son bureau, je me suis rendu compte que deux autres personnes - dont une femme - y étaient déjà assis. Il m’a demandé très poliment si ces deux personnes, qu’il m’a présentées comme des proches, pouvaient assister à notre entretien et si je ne voyais à cela aucun inconvénient. Saisissant l’affabilité générale de cet entretien, je me suis assis en répondant que cela ne me gênait pas le moins du monde.
Sans plus attendre, le fonctionnaire a commencé. « Hrant, dit-il. Vous êtes un journaliste expérimenté ? Ne conviendrait-il pas de prêter plus d’ attention aux informations que vous produisez ? Qu’y a-t-il de nécessaire à la publication de tels articles ? Regardez un peu le désordre autour de vous.
Nous, nous vous connaissons. Mais l’homme de la rue qu’en sait-il ? Il peut très bien vous attribuer de fausses attentions. Visez donc un peu le document que j’ai entre les mains. Le Patriarcat arménien s’est adressé à nos services : d’après certains sites Internet, des déséquilibrés cherchaient à monter des opérations que nous pourrions qualifier de terroristes contre certaines institutions de la communauté arménienne. Nous les avons filés et localisés à Bursa pour enfin les remettre entre les mains de la justice. Mais voilà de quels types de personnages regorgent nos rues. Ne faut-il pas tenir compte de ce genre d’informations ? »
A cet entretien lancé par l’adjoint au préfet s’est alors joint l’un des deux invités, l’homme, qui ne devait alors plus rendre la parole. Il a répété les mises en garde du premier sur un ton plus tranchant encore. Il me conseillait de prendre garde et d’éviter toute initiative susceptible de faire monter la tension dans le pays.
« De certains de vos écrits, quand bien même nous ne serions pas en mesure d’adhérer à votre style, nous sommes capables de savoir que vos intentions ne sont pas mauvaises. Mais tout le monde n’en est pas capable et vous pouvez très bien attirer sur vous les foudres de la société ». Il me prévint ainsi à de multiples reprises.
Je me suis, quant à moi, contenté d’expliquer quelle avait été mon intention. D’une part, j’étais journaliste et il s’agissait d’une information susceptible de motiver profondément un journaliste. Je tentais d’autre part de parler de ceux qui sont restés, des survivants plutôt que de sacrifier à la commune habitude de ne parler des Arméniens qu’au travers de leurs morts. Mais je me rendais compte qu’il était encore plus difficile de parler des vivants que des morts !
J’allais quitter ce bureau lorsque je me rendis compte qu’ils n’avaient même pas insisté pour voir ou récupérer les documents que j’avais emmenés. Je leur ai demandé s’ils les voulaient avant de leur donner.
Mais du contenu de nos échanges, la raison de ma convocation en ce lieu ressortait de façon on ne peut plus claire. Il me fallait connaître les lignes à ne pas franchir… Je devais faire attention… Ou alors cela se passerait mal !
Au cœur de la cible
Et en vérité, la suite ne fut effectivement pas très bonne.
Dès le lendemain de ma convocation à la préfecture, dans nombre de journaux, des éditorialistes ont commencé à monter une campagne prétendant que j’attisais l’hostilité envers les Turcs : on se basait pour cela sur une phrase tirée de la série en forme d’essai que j’avais produite sur la question de l’identité arménienne. Tirée de ses texte et contexte, elle fut dépouillée et transformée : « Le sang régénéré appelé à prendre la place d’un sang débarrassé de sa « référence turque », coule déjà dans l’artère que les Arméniens lanceront entre l’Arménie et eux-mêmes. »
Après ces publications, le 26 février, Levent Temiz le président des Foyer nationalistes d’Istanbul prit la tête d’un groupe de manifestants qu’il conduisit à la porte du journal Agos pour y lancer des slogans hostiles à ma personne et proférer des menaces. La police était au courant de cette manifestation et avait pris les mesures nécessaires tout autour du siège du journal. Toutes les chaînes de télévision et les journaux avaient dépêché des journalistes. Les slogans du groupe furent très clairs :
« La Turquie, soit tu l’aimes soit tu la quittes », « Maudite soit l’ASALA », « Nous pouvons venir à tout moment dans la nuit ». Dans l’allocution de Levent Temiz, la cible était on ne peut plus évidente : « Hrant Dink est à partir d’aujourd’hui la cible de notre colère et de notre haine. Il est notre cible. »
La protestation a pris fin. Mais le jour même comme le lendemain, l’information n’a été retransmise par aucune chaîne de télévision (sauf Kanal 7) ni par aucun journal (mis à part Özgür Gündem). Il était évident que la force manipulant le groupe nationaliste devant les bureaux d’Agos, était parvenue à mettre sous embargo – hormis deux ratés – la diffusion de ces images et de ces slogans guère reluisants.
Sur le seuil du danger
C’est une manifestation semblable qui devait se tenir quelques jours plus tard à l’instigation d’une soi-disant « Fédération de Combat contre les thèses arméniennes sans fondement ». Par la suite, ce fut au tour d’un avocat sans renom jusqu’à ce jour, Kemal Kerinçsiz et à son « Union des Grands Juristes » de rentrer en lice.
Kerinçsiz et ses amis portèrent plainte contre moi auprès du Procureur de Sisli (Istanbul). Avec ce dépôt de plainte, ce fut un coup d’accélérateur donné aux procès dits de l’article 301 qui avaient déjà bien écorné la respectabilité de la Turquie. En ce qui me concerne, s’ouvrait alors un nouveau et difficile processus.
Une sorte d’habitude en somme : tout au long de ma vie, je n’ai cessé de rôder et d’être attiré par le risque et le danger. Ou bien n’ont-ils jamais cessé de faire preuve de sollicitude envers ma personne ?… Quoi qu’il en soit, me revoilà au bord de ce gouffre. Me revoilà avec des gens aux trousses. Je les sentais, les devinais. Et je savais très bien qu’ils n’étaient pas aussi communs et visibles que la troupe restreinte de Kerinçsiz.
Lire pouvait suffire à comprendre
Au début de l’instruction lancée à mes dépens par le Procureur de Sisli pour « insulte à l’identité turque », je n’étais pas inquiet. Ce n’était pas la première fois. J’avais déjà pu me familiariser avec un procès similaire à Urfa. J’y étais jugé pour le même motif à cause d’un discours prononcé à Urfa en 2002 dans lequel je déclarais « ne pas être Turc … mais citoyen de Turquie et Arménien. »
J’étais d’ailleurs sans nouvelle de l’évolution du procès. Je ne m’en intéressais pas, laissant mes amis avocats se charger de conduire les audiences en mon absence.
C’était donc en toute sérénité que j’allais faire ma déposition devant la Procureur de Sisli. Je comptais sur l’évidence des phrases que j’avais écrites. Sur la clarté de mes intentions. Le Procureur aurait vite compris, au-delà de cette phrase sortie de son contexte et ne signifiant rien en elle-même, que c’était en évaluant l’ensemble de mon texte que l’on pouvait se rendre compte que je n’avais aucune intention « d’insulter l’identité nationale turque ». Ainsi la comédie aurait vite pris fin. J’étais persuadé qu’au terme de l’instruction, on ne lancerait pas de procès.
Mais stupéfaction, le procès fut ouvert.
Sûr de moi-même
Je n’ai pas pour autant perdu mon optimisme. Tant et si bien que sur un plateau de télévision, je recommandais à Kerinçsiz de ne pas trop se réjouir, « que je ne serai pas condamné dans un tel procès et que si on en venait à m’infliger une peine, alors je quitterais le pays. »
J’étais sûr de mon fait. Il n’y avait dans mon article aucune intention d’insulter qui que ce soit et surtout pas l’identité turque. Ceux qui se donneraient la peine de le lire dans son intégralité le comprendraient aisément. D’ailleurs, l’équipe d’experts composée de trois personnes membres du corps enseignant de l’Université d’Istanbul montrait bien qu’il en allait ainsi dans le rapport qu’elle remit au tribunal. Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter, la procédure judiciaire butterait bien à un moment ou un autre sur cette méprise.
Mais non. Elle n’a jamais butté. Le Procureur a requis contre moi malgré le rapport des experts. Et le juge de me condamner à six mois de prison (avec sursis).
Lorsque j’entendis prononcer cette condamnation, je me suis retrouvé pris au piège de tous ces espoirs nourris vainement pendant les six mois de la procédure. J’étais sous le choc… Ma déception et ma révolte avaient atteint leur point limite.
J’avais tenu pendant des mois en me disant tout bas : « que soit enfin prononcé ce jugement et que je sois acquitté. Vous verrez bien alors combien vous regretterez tout ce que vous avez pu dire ». A chaque audience de mon procès, on rapportait que j’avais parlé « du sang turc comme un sang empoisonné ». A la télévision, dans les journaux. A chaque fois, on renforçait ma notoriété d’ennemi des Turcs.
Les fascistes m’agressaient dans les couloirs des palais de justice de toutes leurs insultes racistes. On m’agonisait d’injures depuis leurs pancartes. Et s’amoncelaient chaque fois un peu plus nombreux, tous ces coups de téléphone, ces courriels, ces lettres de menaces, par centaines.
Je résistais à tout cela à force de patience en me raccrochant à la perspective de mon acquittement. Quoi qu’il en soit, au moment de la décision de justice, la vérité sortirait au grand jour et tous ces gens auraient honte de leurs actes.
Une seule arme : mon honnêteté
Mais voilà le jugement fut rendu et tous mes espoirs envolés. Je me retrouvais dans la position la plus inconfortable qui puisse être celle d’un être humain.
Le juge avait rendu sa décision au nom de la nation turque et il avait ainsi entériné le fait que j’avais insulté l’identité turque… J’aurais pu supporter bien des choses. Mais cela, jamais.
Selon moi, le mépris ou l’insulte adressée par un homme à ceux avec lesquels il vit et ce pour des raisons de différence ethnique ou religieuse n’est autre chose que du racisme : un comportement pour moi inacceptable, impardonnable. C’est dans cet esprit que j’ai déclaré aux amis journalistes venus vérifier si je tiendrai parole quant à ce que j’avais dit d’un possible exil : « Je compte m’entretenir avec mes avocats. Je me pourvoirai en cassation et si cela est nécessaire j’irai jusqu’à la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Si je ne suis pas acquitté au cours de l’une de ces procédures, alors je quitterais mon pays. Parce que d’après moi, une personne convaincue d’avoir insulté ses concitoyens n’a pas le droit de vivre auprès d’eux. » Comme à chaque fois, en prononçant ces paroles, je ne pus me soustraire à l’émotion. Ma seule arme, ma sincérité.
Humour noir
Mais voyez donc la suite : la même force obstinée qui avait travaillé à m’isoler et me faire passer pour une cible dans les yeux de tous les Turcs, décidait alors de se servir de cette déclaration même pour ouvrir un nouveau procès au motif que je tentais d’influencer la justice. Toute la presse du pays s’était fait l’écho de ma déclaration. Mais c’est Agos que l’on retint alors : les responsables d’Agos et moi-même se sont alors retrouvés en procès pour avoir tenté d’influer sur la décision du juge.
Voilà peut-être ce que l’on appelle l’humour noir. Je suis le prévenu d’une affaire : qui d’autre que le prévenu a plus de droit de peser sur la décision du juge ? Mais visez donc un peu cette vaste blague qui fait que le prévenu est encore accusé d’influencer le juge ?
« Au nom de l’Etat turc »
Je dois bien avouer que la confiance que j’avais placée dans le droit et le système judiciaire de mon pays fut alors fortement ébranlée. Cela signifiait en fait que, contrairement à ce que peuvent prétendre nombre de politiciens et d’hommes d’Etat, la Justice n’est pas si indépendante que cela. Le Juge ne protège pas le citoyen. Il a pour mission de préserver l’Etat.
On peut bien prétendre qu’elle est rendue au nom de la nation. Mais la décision de justice me concernant n’a été rendue qu’au nom des intérêts de l’Etat. Par conséquent, j’allais me pourvoir en cassation, mais quelle était la garantie que les forces qui avaient décidé de me réduire au silence ne seraient pas là-bas, à Ankara, tout aussi influentes ?
N’est-ce pas de la Cour de Cassation d’ailleurs que sortirent des décisions tout à fait critiquables, notamment en ce qui concerne les droits de propriété des minorités non-musulmanes ?
Malgré les efforts du Procureur général
Nous nous donc sommes pourvus en cassation. Et qu’est-il advenu ?
Le Procureur général de la Cour de Cassation a rendu des conclusions similaires à celles des experts d’Istanbul : il a requis l’acquittement. Mais la Cour de Cassation m’a à nouveau condamné. Tout comme j’étais sûr de ce que j’avais écrit, le Procureur était si certain de ce qu’il avait compris qu’il s’est opposé à cette décision et a porté l’affaire devant la Chambre principale de la Cour de Cassation.
Mais que dire ? Cette puissance qui s’est pleinement consacrée à barrer la route et qui, très probablement a pesé de tout son poids par des méthodes inconnues de moi-même à chaque étape de cette affaire, cette puissance donc était encore derrière les feux de la rampe. Et au final, la Chambre générale de la Cour de Cassation a proclamé à la majorité ma culpabilité pour « insulte à l’identité turque ».
Tel une colombe
Il était désormais très clair que tous ceux qui se sont efforcés de me rendre inoffensif, de m’isoler étaient alors parvenus à leurs fins. Dès à présent, sous l’effet de la désinformation nauséabonde dont ils avaient inondé la société, ils étaient parvenus à créer une masse non négligeable de gens voyant en Hrant Dink, un homme « insultant l’identité turque ». Les disques de mon ordinateur regorgent aujourd’hui de ces phrases chargées de colère et de menaces.
(L’une de ces lettres a été postée de Bursa : parce que je la trouvais fort menaçante, je la soumis au parquet de Sisli sans avoir reçu le moindre retour à ce jour)
Combien de ces menaces sont fondées, combien sont fantaisistes ? Il ne m’est pas possible de le savoir. Pour moi, la principale menace et la moins supportable, c’est cette torture psychologique que je m’inflige à moi-même. Ce qui me ronge l’esprit, c’est la question de savoir ce que tous ces gens pensent de moi. Quel dommage que désormais je sois bien plus connu que par le passé et que je perçoive si bien les regards que l’on me lance : « regarde, celui-là n’est il pas Arménien ? » Et moi, par réflexe, de commencer à me torturer. Cette torture a deux faces : la curiosité et l’inquiétude. D’un côté, l’attention, de l’autre la peur. Exactement comme une colombe… A peu près autant qu’elle, je suis l’œil aux aguets, sur ma droite, ma gauche, devant ou derrière moi. Ma tête est tout aussi agitée que la sienne… Et tout aussi prompte à se retourner en un clin d’œil.
Eh vous, Messieurs les Ministres !
Que disait-il le ministre des Affaires Etrangères, Abdullah Gül ? Que disait encore son collègue de la Justice ? « N’exagérons pas la portée de cet article 301. Y a-t-il une seule personne à être allée en prison pour cela ? »
A croire qu’il n’y a que la prison comme peine… Voilà, je vous en donne une peine… Allez-y regardez bien…Enfermer un homme dans la crainte perpétuelle d’une colombe, pouvez-vous en connaître la véritable douleur, pouvez-vous savoir, vous, messieurs les ministres ? Avez-vous déjà suivi la moindre colombe ?
Ce ne sont pas choses faciles que celles que je suis en train de vivre… Que je vis avec ma famille. Il m’est arrivé de penser vraiment à quitter le pays. Surtout lorsque les menaces visaient aussi mes proches… A chaque fois dans de telles situations, je suis resté démuni.
J’aurais pu me faire le défenseur de ma propre volonté mais je n’avais pas le droit de risquer la vie de mes proches.
J’aurais pu être mon propre héros, mais je n’aurais pas pu jouer aux héros en mettant en danger la vie que qui que ce soit.
Et dans de tels moments de détresse, je rassemblais mes enfants, ma famille. C’est auprès d’eux que je trouvais refuge. Ils me faisaient confiance, comptaient sur moi. Où que j’aille, ils m’auraient suivi. Que je reste ou que je parte, ils auraient été à mes côtés.
Rester et résister
Oui voilà, partir, mais où ? En Arménie ? Pour une personne qui, comme moi, ne peut résister aux injustices, comment aurais-je pu tenir face celle que connaît l’autre côté de la frontière ? Ne encourais-je pas plus de risques là-bas qu’ici ? Vivre en Occident ne me correspondait pas. Partir là-bas trois jours et se poser la question du retour le quatrième n’est pas non plus une solution viable pour une personne comme moi si attachée à son pays. Qu’aurais-je fait dans ces pays ?
Le calme m’aurait anéanti ! Et par-dessus tout, passer d’un enfer bouillonnant à un paradis trop calme n’aurait pas convenu à un tempérament tel que le mien. Je suis de la race des hommes qui sont en attente de ce que leur enfer se transforme en paradis.
Rester et vivre en Turquie est à la fois notre désir véritable mais aussi la nécessité du respect porté à nos amis, à tous ceux que nous connaissons et tous les autres que nous ne connaissons pas, qui nous soutiennent et qui luttent pour une démocratie en Turquie.
Nous resterions donc et nous lutterions. Mais si un jour nous étions dans l’obligation de partir… Alors comme en 1915, nous nous mettrions en route… Comme nos ancêtres…Sans trop savoir où aller…A pied par les routes où nous mèneraient nos pas… dans la douleur et le chagrin…
Nous quitterions alors notre pays. Sans que ce soit nos cœurs mais bien nos pieds qui nous conduisent… Ou que ce soit…
Craintif et libre
Je souhaite de tout cœur que nous n’ayons jamais à connaître tel départ. Nous avons d’ailleurs tant d’espoirs et tant de raisons de ne pas avoir à vivre une telle chose.
Je dépose aujourd’hui un dossier auprès de la Cour de Strasbourg. Je ne sais pas combien d’années cela va encore durer. Ce que je sais et qui me rassure un tant soit peu c’est que jusqu’au terme de ce procès je continuerai à vivre en Turquie. Si une décision en ma faveur venait à être prononcée alors il est certain que ce serait un grand bonheur. Cela signifierait que je n’aurais pas à quitter mon pays.
L’année 2007 risque bien de m’être encore plus difficile que les précédentes. Les procès se poursuivront. D’autres commenceront. Qui sait à combien d’autres injustices je serai à nouveau affronté ?
Mais en même temps, je tiendrai cette réalité comme ma seule garantie : oui, je peux me voir dans l’inquiétude et l’angoisse d’une colombe mais je sais que dans ce pays les gens ne touchent pas aux colombes.
Les colombes peuvent vivre en plein cœur des villes, au plus chaud des foules humaines.
Non sans crainte, bien évidemment, mais avec quelle liberté !
Pour aller plus loin :
Voir la version anglaise de l’article qui valut une condamnation à Hrant Dink.
Voir la version turque de l’article de Hrant Dink.