La hausse du cours des devises n’est pas un phénomène passager. La Turquie entre dans une phase difficile de l’économie globale. En 12 jours au mois de mai dernier, 5 milliards de dollars sont sortis alors que le pays doit absorber 600 millions de dollars mensuellement pour éponger son déficit courant.
Trois années durant, les conditions idéales de l’économie globale n’ont pas permis aux dirigeants turcs de se focaliser sur autre chose que l’inflation et la discipline budgétaire. Faute de réformes de structures, la Turquie est devenue aujourd’hui l’un des marchés les plus risqués au monde. Entretien de Neşe Düzel avec Afa Boran.
Afa Boran, pourquoi ?
En Turquie alors que chaque camp se lance dans la lutte pour le pouvoir en rassemblant les siens sous des symboles, on a tendance à oublier les problèmes fondamentaux dont souffre la société. On n’a pas considéré sérieusement les indicateurs économiques qui nous auraient permis de tirer la sonnette d’alarme.
Pas une seule fois n’ont occupé la première ligne des agendas de nos responsables le fait que nous battions le record du monde en matière de déficit courant, celui que nous soyons dépositaires d’une monnaie fragile, que nous ne parvenions pas à attirer l’investissement international ou que nous soyons soumis à l’épée de Damoclès des capitaux volants prêts à partir à l’instant comme l’impossibilité de trouver une solution au chômage. Les affrontements politiques ont permis de couvrir les les réalités économiques. Cette dernière crise que nous traversons suite au renchérissement de l’argent américain et de la remontée de taux de la FED fait une fois de plus la démonstration que les structures de l’économie turque n’ont pas été consolidées : apparaissent alors des doutes quant à la possibilité du retour d’une nouvelle grande crise.
C’est le sujet que nous avons choisi d’aborder avec Afa Boran : il a travaillé pendant 10 ans pour le Credit Swiss First Boston à Londres et a été désigné, trois années de suite, comme le meilleur spécialiste de l’investissement en Europe.
L’unique méthode Erdoğan !!!
- Monsieur, cette inflation a pris du poil de la bête. Que faisons-nous ?
- Envoyez-la d’abord en conseil de discipline. Puis qu’on l’expulse et qu’elle quitte le parti !...
© Emre Ulaş, Radikal, le 04/07/2006
Alors que le gouvernement se félicitait de la solidité de l’économie, voilà les devises qui se mettent soudainement à grimper, comme les taux d’intérêt. La Turquie rentre dans une crise économique de petite ampleur. Que s’est-il passé ? Comment se fait-il que nous ayons connu de telles secousses si soudainement ?
Vous venez de dire que l’on se félicitait de la solidité de l’économie. Je corrige. Les structures de l’économie turque n’avaient rien de solide du tout. C’est l’hiver économique qui s’annonçait et nous, nous continuions à vivre comme en plein été. En fait depuis les trois dernières années, nous avons vécu avec le soutien d’un vent printanier en poupe de notre économie. Les conditions globales étaient incroyablement propices. Mais nous étions persuadés que nous étions les responsables d’une telle prospérité.
Mais en fait, il était très facile d’emprunter sur le marché mondial durant ces dernières années. Il y avait sur les marchés du monde entier une abondance de liquidités à très bas prix. Mais ce temps est révolu. Les taux américains à 1,5% pendant 3 ans sont passés en moins d’un an à 5 %. L’indicateur le plus déterminant sur l’abondance de liquidités au niveau international, reste celui des taux d’intérêt américains.
Dix jours plus tôt, la remontée des taux US a provoqué des remous sur les places boursières du monde entier mais jamais autant qu’en Hongrie et en Turquie. On n’en a vu aucune conséquence sur les marchés de pays émergents comme la Pologne, le Mexique. Pourquoi la Turquie et la Hongrie ont-elles été ainsi marquées par ces évènements ?
Avec nous, la Hongrie est l’un des pays dotés d’un très haut niveau de déficit courant. Au moment où les investisseurs se posent la question du risque d’un marché, ce sont toujours la Turquie et la Hongrie qui sortent en premier. Mais par rapport à la Hongrie, nous cumulons des risques supplémentaires. Notre risque dette est bien plus important que le sien. Tout simplement parce que, voyez donc, la durée moyenne de la dette libellée en lire turque est de 7 mois. C’est pourquoi, nous sommes bien plus sensibles que Budapest aux sautes d’humeur des marchés.
Le déficit courant de la Turquie est très élevé. C’est-à-dire que nous dépensons plus que nous ne produisons. Et dépenser plus que produire, cela signifie s’endetter. Sur les trois dernières années, le montant de notre endettement à court terme est passé de 16 à quelques 40 milliards de dollars. Combien de temps encore la Turquie peut-elle supporter un tel déficit et un endettement aussi rapide ?
Si la période de l’argent facile avait continué dans le monde, nous aurions pu le supporter encore un peu. Mais il est impossible de continuer ainsi indéfiniment. Si la raison du déficit de la balance turque avait été une somme d’importations de machines destinées à fonder de nouvelles unités de production de façon à accroître notre puissance exportatrice à l’avenir et à ainsi réduire le déficit à l’avenir, alors ce déficit aurait été légitime. Mais tel n’est pas le cas.
Voulez-vous dire que durant les trois dernières années, alors que se creusait le déficit, aucun investissement n’a été fait dans le sens d’une amélioration de nos compétences à l’exportation face à la concurrence étrangère ?
Non, cela n’a pas été fait. L’essentiel des importations ont été des biens de consommation et des produits intermédiaires destinés à être vendus en Turquie. La majorité des investissements n’ont pas été tournés vers la production de biens d’exportation censés concurrencer les produits étrangers.
La Banque Centrale a laissé la monnaie turque prendre énormément de valeur. Et ceci n’a fait qu’accroître le nombre, non d’investisseurs étrangers mais de non nationaux bien décidés à jouer sur les valeurs financières. S’est accrue la masse de ce que l’on appelle les « capitaux flottants » qui peuvent à tout moment sortir de Turquie. N’est-ce pas également une menace pour l’économie du pays ?
Bien sûr que si. Parce qu’un retournement de ces capitaux flottants peut peser négativement sur le bilan des politiques de lutte contre l’inflation. Sur les trois dernières années, les rentrées de capitaux flottants ont pesé de manière positive sur l’inflation, les taux d’intérêt, les crédits à la consommation et donc par conséquent sur la croissance de l’économie. Mais aujourd’hui, le mouvement a commencé à s’inverser. Et il ne s’agit pas d’une vague passagère. En Turquie, le printemps est définitivement terminé. Mais alors que nous avons connu de grandes opportunités dans ces conditions printanières sur les trois dernières années, nous n’avons su ni privatiser davantage, ne convertir les segments les plus risqués de notre endettement, ni même, alors que les marchés regorgeaient de liquidités, nous pencher sur la question de la fiscalité. Si nous avions pu dans des conditions aussi favorables, avancer sur de tels sujets, nous serions aujourd’hui devenus un pays « normal ». Mais nous avons gâché les trois dernières années. Nous les avons passées en ne faisant presque rien.
Du fait de l’afflux de capitaux flottants, les cours des devises, les taux d’intérêt et l’inflation ont baissé mais il était patent que ces tendances ne seraient pas sans connaître de terme. Les cours ne pouvaient pas baisser à l’infini. Aujourd’hui, c’est l’hiver qui commence. Espérons que la première vague hivernale nous aura réveillés. Il nous reste beaucoup de choses à faire économiquement parlant.
Quelles seraient ces mesures selon vous ?
Il nous faut privatiser trois grandes banques. Mais je suis ce dossier avec stupéfaction : alors que les banques Ziraat, Halk et Vakiflar représentent à elles trois 40 % du marché bancaire et qu’elles font l’objet de telles demandes, pourquoi ne sont-elles pas privatisées en offrant ainsi à l’économie du pays une contribution de poids en termes de ressources et de productivité ?
La Turquie pourrait restructurer son endettement interne, en allonger les durées.
Vous venez de dire que « les capitaux flottants ont changé de direction ». Quittent-ils la Turquie ?
Je pense que oui. Pas encore dans des proportions inquiétantes mais sur les 12 derniers jours, ce sont 4 à 5 milliards de dollars qui sont sortis. Or il faut savoir qu’à cause du déficit courant ce sont quelques 600 millions de dollars qui doivent rentrer en Turquie chaque semaine.
Si les capitaux flottants ne continuent pas à affluer régulièrement, cela signifie très exactement que la demande en devises va augmenter et que les cours vont monter. A ce moment-là, l’inflation, les taux d’intérêt et les crédits à la consommation qui ont, jusqu’à aujourd’hui, porté la croissance, adopteront des tendances inverses à celles qu’ils ont connu ces dernières années. Ceci n’était pas un modèle viable. Nous n’aurions pas dû permettre aux devises de tant baisser et à la monnaie turque de tant gagner en valeur. Mais la Turquie est dépourvue de toute politique économique à long terme. Ali Babacan porte le titre de ministre de l’économie mais il n’est jamais fondamentalement qu’un ministre du budget. Il n’est responsable que des taux. Babacan a tancé vertement tous ceux qui critiquaient la trop haute valeur de la lire turque. Mais on se rend compte dans les dernières turbulences que la trop forte valeur de la lire turque était à l’origine d’une accumulation de risques sur l’économie.
Pourquoi la Turquie persiste-t-elle à accroître son déficit ? D’où tient-on que cette politique recèle une quelconque utilité ?
Dans le monde, il est des pays qui, comme le nôtre, se sont servis d’un modèle de maintien des équilibres fondamentaux par une baisse des cours des devises. Parfois ce modèle s’est révélé efficace. Parce que, en fait, parvenus à un certain point, ils sont sortis de ce modèle et ont décrété ne pas vouloir laisser leur monnaie nationale s’élever au-delà d’un certain seuil : ils ont alors eux-mêmes procédé à des dévaluations afin de prévenir d’éventuelles turbulences monétaires. Quant à nous, nous avons bien commencé mais nous n’avons pas su déterminer le seuil à ne pas franchir. Nous n’avons pas saisi l’ampleur du risque créé par cette évaluation de la monnaie turque. Si notre déficit avait été dû à la montée des prix du pétrole ou à l’importation de biens d’investissement, s’il avait été un déficit conjoncturel, peut-être que nous n’aurions pas connu cette accumulation de risques.
Mais les raisons de ce déficit sont à la fois la prise de valeur démesurée de la lire turque et les taxes supplémentaires imposées à nos produits d’exportation. La monnaie turque a gagné, sur une base réelle, environ 50 % de sa valeur originale.
[...] A suivre