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Chypre, UE, Turquie : le miroir des nationalismes

Entretien avec Baskin Oran

vendredi 22 décembre 2006, par Marillac

Editorialiste pour Turquie Européenne, Baskın Oran a récemment répondu aux questions des journalistes de Cafe Babel, quelques jours avant le sommet européen des 14 et 15 décembre dernier.
Turquie Européenne publie ici la version originale de cet entretien qui, de Chypre au populisme ambiant en Europe, couvre toutes les facettes des relations turco-européennes.

- Interview parue sur le site Cafe Babel

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- On dit souvent en Europe que la Turquie ne souhaite pas avancer sur le dossier chypriote et qu’en fait elle ne respecte pas les règles européennes. Pourquoi refuse-t-elle d’ouvrir ses ports et aéroports aux navires et avions chypriotes ?

C’est juste. Mais avant d’en venir aux questions de fond, penchons-nous quelque peu sur ce problème de la non-ouverture des ports et aéroports de Turquie aux appareils chypriotes. Toute l’histoire peut se résumer ainsi : à la suite du dernier élargissement de l’UE à dix nouveaux états-membres, la Turquie a décidé d’appliquer l’accord d’Ankara de 1963 qui la lie à l’UE en l’élargissant à neuf des nouveaux Etats : dans la liste ne figurait pas la “République de Chypre”.

Bruxelles faisant part de son objection, la Turquie devait publier un nouveau règlement dans lequel elle ne faisait figurer que le terme de “Chypre”. A partir de là, l’UE a fait pression pour que le problème soit réglé par le biais d’un protocole. Mais le gouvernement AKP (en place en Turquie aujourd’hui) a répugné à suivre une telle solution pour deux raisons principales : il aurait été difficile de faire ratifier par le Parlement turc un texte qui reconnaissait officiellement le sud de Chypre (grec, la République de Chypre) et abandonnait le nord à son sort en niant l’existence de la République Turque de Chypre du Nord (RTCN).

Malgré tout, la Turquie a signé un tel protocole le 29 juillet 2005 en utilisant le terme de “République de Chypre”. Mais dans le même temps, Ankara s’est empressé de publier une déclaration précisant que ce protocole ne valait pas reconnaissance de Chypre. A cela, l’UE a répondu par la publication d’une contre-déclaration déclarant très explicitement qu’elle ne tolèrerait pas qu’on exerce quelque discrimination que ce soit à l’encontre de Chypre.

- Comment est-il possible de se dire candidat à l’entrée dans un club dont on ne reconnaît pas l’un des membres ?

Il est bien évidemment très étrange de la part d’un pays comme la Turquie de ne pas reconnaître un Etat membre. Surtout quand on sait que l’ouverture des ports et aéroports aux flottes chypriotes ne poserait pas de problème économique. Mais voilà, désormais la flèche a quitté son arc... Si le gouvernement avait utilisé le terme de République de Chypre dans son premier règlement, il n’aurait pas été conduit à la publication d’un protocole. Désormais en vertu des obligations constitutionnelles, il est forcé de faire ratifier ce protocole par l’Assemblée. Et si ce protocole venait à passer sans sa déclaration, alors la position de la Turquie serait affaiblie ; si il passait avec cette déclaration, alors c’est l’UE qui réagirait vivement.

Sur ces entrefaites, est arrivé le Conseil Européen de Bruxelles de décembre 2004 dans lequel la reconnaissance de la République de Chypre a été avancée comme une pré-condition de facto au lancement des négociations d’adhésion. Aujourd’hui, on se retrouve confronté à un arrêt du processus de screening (passage en revue de tous les chapitres de négociation, préalable au lancement véritable des négociations)

Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un dialogue de sourds. Et bien évidemment, c’est ici la Turquie qui est fautive.

- Pourquoi la question est-elle devenue aussi insoluble ?
La question chypriote en elle-même ne signifie pas grand-chose. Il existe tout un contexte bien plus large et bien plus désagréable qui la rend en définitive plus compréhensible. Et cet environnement porte les marques des fautes réciproques des deux côtés :
Du côté turc déjà, 2007 sera une année électorale où l’audace ne paie pas. Mais plus fondamentalement, il faut dire que, historiquement, cette question chypriote a été conçue et développée depuis le début en Turquie comme une “question nationale” (la responsabilité en incombe d’ailleurs au journal Hürriyet dans les années 50 : c’est la raison pour laquelle il est devenu le premier quotidien turc aujourd’hui). Le massacre des Turcs de Chypre par les Grecs de l’île en 1964 a suscité de très vives réactions. Si vives que le fait “d’abandonner Chypre” en est venu à prendre le sens de trahison. Or, en 2006, Chypre n’appartient plus à la Turquie. Les Turcs de Chypre ne se trouvent plus aux côtés de la Turquie parce qu’ils souhaitent entrer en Europe avec la partie sud. La grande faute des nationalistes en Turquie a été de ne pas comprendre cela.
Deuzio, et un peu comme continuation de ce que je viens de dire, il existe aujourd’hui en Turquie une véritable “paranoïa du Traité de Sèvres” qui met tout le monde hors de lui. Le Traité de Sèvres est le Traité qui démembra l’Empire ottoman en 1920. “L’abandon de Chypre” participe pleinement de cette paranoïa tout en la renforçant. Les nationalistes turcs se nourrissent de ce que ce problème ait cru comme une gangrène. Le nationalisme est l’idéologie des catastrophes : il ne tette et se renforce qu’au petit lait des catastrophes.
Cependant, ne critiquer que cette paranoïa ne suffit pas non plus. Il nous faut la comprendre. Elle s’appuie sur trois points :
1) Une réaction à la globalisation qui se réalise en tant qu’UE. On retrouve ce problème dans toute l’Europe. Par exemple, en France et en Hollande où le Traité Constitutionnel européen a été refusé. Parce que les gens sentent que leurs identités nationales sont menacées et réagissent. Nombre de Turcs craignent également qu’une entrée dans l’UE ne porte atteinte à l’indépendance, à la souveraineté, à la culture et aux “choses” nationales. Et pour parler encore plus clairement, ce réflexe en vient jusqu’à considérer “la démocratie comme l’une des raisons d’un possible démembrement du pays”. Un véritable fléau.
2) Une réaction au terrorisme du PKK (parti séparatiste kurde en lutte armée contre Ankara). Et plus particulièrement, les attentats et assassinats par mines anti personnels provoquent de larges et légitimes réactions.
3) Une réaction aux propres fautes de l’UE.

- Qu’entendez-vous par fautes de l’Europe ?

J’entends par là que la paranoïa turque dite de Sèvres n’est pas peu entretenue par les actes et les discours irresponsables des politiciens et hommes d’Etat européens. Par le fait que dans chaque nouveau document européen, on découvre de nouvelles conditions à l’adhésion. Aujourd’hui Chypre, demain le génocide, et un autre jour, autre chose encore. D’ailleurs, à lui seul, le concept de “capacité d’intégration” suffit à cela. Et la liste n’est pas close. De telles conditions n’ont jamais été appliquées à d’autres pays. Ce qui ne manque pas de générer en permanence une atmosphère d’humiliation. Ce qui est interprété comme l’impossibilité faite aux Turcs de jamais manger la carotte et de toujours tâter du bâton ; on ne peut d’ailleurs pas l’interpréter autrement.

- Pourquoi un tel comportement de la part de l’UE ?

D’une part, autrefois il n’y avait que les élites à se prononcer sur les adhésions et leurs décisions étaient pour la plupart rationnelles (par exemple, il aurait été intéressant de voir comment après être restée impuissante et divisée face aux Etats-Unis sur l’Irak, ces élites se sont mises à louer l’importance géostratégique de la Turquie...). Aujourd’hui, par contre, et plus particulièrement depuis le 11 septembre, ce sont les masses qui pilotent et leurs décisions sont essentiellement émotionnelles. Les politiciens ont pris peur à la lecture des sondages d’opinion. Ils craignent de prendre les masses à rebrousse poil et c’est à la Turquie laïque que la France par exemple fait payer la note du terrorisme islamiste. Ce qui constitue une grande injustice.
D’autre part, c’est une UE méfiante vis-à-vis de la Russie qui a décidé d’intégrer les pays de l’Est les yeux fermés. Ce fut-là le véritable accident de parcours : ce sont à la fois les règles qui ont été bouleversées et l’argent qui est venu à manquer. On cherche aujourd’hui à en atténuer l’impact en tapant sur la Turquie.
Ensuite, cette attitude de l’UE n’est que le nouvel indicateur d’une stratégie suivie depuis longtemps. Autrefois pour tenir la Turquie à distance, l’UE se servait de la Grèce. Lorsque le premier ministre grec Simitis s’est révélé plus intelligent et a décidé de ne plus se faire manipuler (alors qu’il se rapprochait de la Turquie), l’UE s’est retournée vers Chypre pour tirer les marrons du feu. Le Président chypriote Tasos Papadopoulos est un dirigeant dont le nationalisme et l’incurie sont de dimensions légendaires. L’UE sait s’en servir.
Le quatrième point est que contrairement aux généralisations évoquées plus haut et là en lien direct avec Chypre, le citoyen turc pense que “les Grecs qui ont rejeté le plan Annan sont entrés quand les Turcs qui l’ont accepté sont restés dehors” : et il a complètement raison. L’UE a soutenu le plan Annan de toutes ses forces et y a tout indexé. N’ a-t-elle jamais pensé que les Grecs pourraient dire non ?
C’est impossible. C’est un tout petit pays qui prend en otage non seulement la Turquie mais aussi la Grèce. Parce que la Grèce souhaite que la Turquie soit membre afin de régler plus facilement les problèmes bilatéraux. En outre, Papadopoulos, consciemment ou inconsciemment, conduit l’île tout droit vers la partition. Mais la fin de l’histoire est d’ores et déjà écrite : l’UE, lorsque diminueront ses tracas, se permettra de ranger sur le côté la petite République de Chypre.

- Quelles seront donc les conséquences de ces disputes ?
Soyons sans crainte. La diplomatie trouvera bientôt une voie moyenne.
Mais le côté problématique reste que la nouvelle atmosphère de nationalisme en Europe ne nourrit pas peu les nationalistes en Turquie. Et ceux-ci de par leurs comportements anti-démocratiques nourrissent leurs frères européens.
Pardonnez-moi la comparaison, mais l’image qui s’impose c’est celle de la position du 69.

Pensez un peu que dans une ville aussi cosmopolite que Rotterdam, on mène des campagnes pour que l’on parle Néerlandais dans la rue ! Qu’y a-t-il de différent d’avec les absurdes campagnes menées en Turquie dans les années 30 et 60 au slogan de “Citoyen, parle Turc !” ? Par dessus le marché, que de telles actions puissent être lancées dans un pays plus civilisé est encore plus terrible. Pensez un peu que dans les aéroports de Paris on licencie des travailleurs musulmans...
Le monde vit une mutation fondamentale de ses structures socio-économiques. On passe d’un capitalisme national à un capitalisme international. Un changement de même ampleur que celui qui permit de passer du féodalisme au capitalisme national. Et naturellement cette profonde mutation n’est pas sans se refléter sur la culture, la politique, le droit, les coutumes etc... Et ceci effraie les personnes. Si vous changez d’oreiller, vous ne pouvez pas dormir de deux jours ; or ici, c’est votre identité qui change. Ce bouleversement affecte tout le monde. Mais n’oublions pas ceci : il affecte bien plus la Turquie du fait de sa faiblesse relative que l’Europe. La Turquie commet beaucoup d’erreurs mais il faut aussi tenir compte de cette dimension.

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