Ecrivain et journaliste au quotidien Milliyet, Hasan Cemal se livre depuis quelques jours à des réflexions de rentrée : il se penche ici sur la question de ceux qui n’ont pas renoncé à voir dans le militaire le dernier et le plus solide recours de la Turquie alors que le pays s’apprête à rentrer dans une forte zone de turbulences. Mais qui a peur de la démocratie ? Car voilà bien la question qui se pose aujourd’hui et autour de laquelle les positions ont tendance à se cristalliser dans le pays.
Autrefois par peur de l’arrivée du communisme, on mettait la démocratie entre parenthèses ; on lui cassait bras et jambes. Aujourd’hui c’est par peur de la charia qu’on souhaite l’éradiquer.
La logique est la même. La mentalité également. Se tient derrière cela, une certaine peur de la démocratie ; voire sa haine.
Avant on publiait des fatwas édictant que dans la zone géographique qui est celle la Turquie, un tel niveau de démocratie pouvait suffire, que les communistes se renforçaient et pénètraient les cercles de l’Etat : c’étaient de véritables appels aux coups d’état et aux juntes…
De nos jours, il en est pour lancer des cartons d’invitation aux putschistes au motif que la démocratie sert les intérêts des islamistes et que la République laïque est en danger.
De qui s’agit-il ?
Certains ont choisi de se ranger sous la bannière du patriotisme, d’autres sous celle du nationalisme, parfois du despotisme éclairé, voire du kémalisme.
Peut-être peut-on tous les rassembler sous l’étiquette de cette coalition dite de la « Pomme Verte » [coalition hétéroclite et idéologique nationaliste et républicaine dont l’appellation fait référence à l’un des symboles du nationalisme turc et pan-turc, ndt]
Leur façon de penser est basique. Horizontale et superficielle. Les clichés la structurent. Ils ont livré leurs cerveaux à des slogans éculés…
Ils tiennent pour une contre-révolution le passage au multipartisme en Turquie et l’arrivée au pouvoir pour la première fois de forces choisies par le peuple en 1950.
C’est pourquoi pour eux le bulletin de vote n’a pas plus de valeur qu’une fiente : le peuple choisit toujours des réactionnaires. Comme Menderes, comme Özal, comme Erdoğan aujourd’hui…
En tout dernier lieu, les élections de 2002 constituèrent un exemple choquant : parce que l’AKP et la contre –révolution se sont solidement installées au pouvoir. D’où la question suivante :
« Parvenu au pouvoir, un parti islamiste parviendra-t-il à s’emparer de l’Etat ? »
Comment devient-on force d’Etat ?
La réponse est connue :
« En prenant Cankaya ! » [la Présidence de la République, ndt]
Le parti religieux qui commence de contrôler les média par le biais des confréries, qui sort des urnes en grand vainqueur, en fait, l’AKP, a depuis longtemps inscrit au plus haut de son agenda l’objectif des prochaines élections présidentielles. En s’emparant de la Présidence de la République, il achève la tâche qu’il s’était fixé.
C’est aussi simple que cela !
Après avoir répété tout cela puis lancé à nouveau le slogan de la « République en danger », ils se posent la question vitale : « que faire alors ? »
Avant même de donner la réponse, ils évoquent la question de ces élections pour rappeler qu’un parti dissimulateur ou religieux est sorti des urnes, que le CHP de Baykal [Parti Républicain du Peuple, gauche nationaliste, ndt] n’y a rien pu et que si le drapeau vert de la contre-révolution est planté en 2007 sur les hauteurs de Cankaya, c’en sera fini de la République turque.
Et ils renouvellent la question :
« Que faire alors ? »
Si des urnes c’est la contre révolution qui sort, il ne reste qu’une seule chose à faire : un coup d’état militaire !
Et ils disent en substance :
On gèlerait, l’espace d’un instant, les relations avec l’UE ; on commencerait un nettoyage de zone ; d’abord dans l’appareil d’Etat, ensuite dans les autres institutions, les universités, les mairies, les partis, la société civile ; en passant, l’UE serait bien heureuse d’échapper enfin à ce poids turc ; les néo-conservateurs américains, voire Israël, seraient bien satisfaits de voir un tel coup porté à des « fascistes verts »…
Tels sont les plans. Comme tout est simple !
Ils n’ont pas changé.
Leur existence entière s’est passée à rêver la révolution par raccourci ou à fantasmer de mutliples voies de salut pour la Turquie.
Ils ne se sont jamais résolus à accepter toutes les peines de la constitution de partis, de l’organisation collective et de la sollicitation des suffrages du peuple. Ils sont persuadés de pouvoir faire la révolution par la petite porte, en se servant des militaires, en fomentant toute sorte de plans dà huis clos avec des généraux en retraite et en grande démonstration de médailles. Ces rêves ne se sont pas éteints.
On ne peut pas dire aujourd’hui qu’ils soient satisfaits. Ils continuent de haïr la démocratie. La chose qu’ils poursuivent : l’ordre de la caserne ! Parce qu’ils n’aiment ni les couleurs, ni les différences. Leurs rêves n’ont pas dévié : celui d’une société sortie tout droit du laminoir…
En bref : ils poursuivent encore au 21e siècle leurs rêves de révolution qui ne sont autre chose que ceux d’une junte.
Et moi, en ce moment, je me demande s’ils seront en mesure d’attirer Baykal et son CHP dans leurs jeux de putschistes ? Et vous qu’en pensez-vous ?