Mercredi 10 novembre, comme chaque 10 novembre depuis 72 ans, à 9h05, le son des sirènes va retentir du nord au sud et de l’est à l’ouest de la Turquie ; pendant deux minutes de silence, le pays s’immobilisera : hommes, femmes et enfants sont figés sur place en mémoire du général Mustafa Kemal, autrement nommé Ataturk, le « père des Turcs », mort d’une cirrhose du foie le 10 novembre 1938 à 9h05. Le même jour à Ankara, la capitale, le gouvernement au grand complet, l’état-major de l’armée, les représentants des grands corps de l’Etat, puis des milliers de Turcs, se rendent au gigantesque mausolée, de style néo-classique qui abrite la dépouille du fondateur de la Turquie moderne auquel tous viennent rendre hommage.
Sur le parvis, à droite de l’escalier monumental qui mène au quasi temple où se trouve le cénotaphe d’Ataturk, ce dernier est représenté le bras tendu vers l’Europe, comme pour montrer à son peuple la direction à suivre. Car c’est en Europe –et en France plus particulièrement— que dans les années 1920 et 1930, Mustafa Kemal a puisé une grande partie de son inspiration pour fonder la Turquie moderne. Avec six grands principes, au fondement du kémalisme [PDF], les « six flèches d’Ataturk » : républicanisme, populisme, laïcisme, révolutionnarisme, nationalisme et étatisme. « De toutes les gloires, Ataturk a atteint la plus grande, celle du renouveau national », peut-on lire dans le livre d’or du mausolée. La phrase est signée d’un autre général, français celui-ci : Charles de Gaulle.
Ataturk fait toujours fantasmer
Plus de sept décennies après sa mort, Ataturk semble toujours vivant. Son portrait trône partout : du bureau du Premier ministre à la plus petite échoppe ; Ataturk pendant la guerre d’indépendance, Ataturk en queue de pie, Ataturk fumant, Ataturk et sa fille adoptive, Ataturk de face, Ataturk de profil, le masque mortuaire d’Ataturk... il y en a pour tous les goûts. Dans les écoles, tous les lundis matins, les élèves s’alignent face à l’effigie kémaliste et font le serment d’offrir leur existence à la Turquie.
La pensée du fondateur de la république turque est toujours inscrite dans la Constitution et l’atteinte à sa mémoire est punie par l’article 301 du code pénal. Ataturk fait toujours rêver, voire fantasmer, dit Alican Tayla, un jeune chercheur turc associé à l’Iris :
« Mustafa Kemal,c’est l’homme blond, aux yeux bleus, originaire de Thessalonique, qui danse avec une femme, laquelle n’est pas la sienne puisqu’il a divorcé, c’est le général qui a sauvé la Turquie du dépeçage que voulaient lui faire subir les Alliés après 14-18. Autrement dit, Mustafa Kemal symbolise un fantasme né d’une frustration nationale, d’un complexe turc vis-à-vis de l’Occident. Or, tant que cette frustration existera, Ataturk restera vivant. »
Les statues d’Ataturk sont partie intégrante du paysage urbain turc. Le visiteur occidental s’amuse à les comparer à celles, en leur temps, de Lénine ou de Staline. Il n’y a pourtant jamais eu de tradition statuaire en Turquie. Pis : l’islam interdit l’idôlatrie, la représentation de l’être humain sous toutesses formes. Bâtir des statues de pierre ou de bronze figurant Mustafa Kemal fut donc, à la différence de ce qui s’est fait en Russie après Pierre le Grand ou Pouchkine avec Staline etLénine, une véritable révolution culturelle en terre musulmane. D’ailleurs, dans les années 1970, à Istanbul, des fondamentalistes ont cassé une de ces statues pour cette seule raison. Et fin 1990, il n’est pas exclu que ce soit aussi cet interdit qui ait présidé au choix fait par l’actuel président de la République turque, Abdullah Gül. Ministre d’Etat et musulman pratiquant, il avait suspendu dans son bureau un portrait d’Ataturk extrêmement stylisé et suggestif où l’on devinait plus qu’on ne voyait vraiment les traits de Mustafa Kemal.
Pourtant la statue du commandeur n’est plus ce qu’elle fut. Certains même n’hésitent pas à parler de « La seconde mort d’Ataturk ». Même si c’est aller un peu vite en besogne ! juge Alican Tayla :
« Rappelez-vous le nombre de portraits d’Ataturk brandis par les dizaines de milliers de manifestants opposés à l’AKP, en 2007 à Istanbul. La Turquie n’a jamais été si nationaliste qu’aujourd’hui, et le culte d’Ataturk fait partie intégrante de ce nationalisme. Ceux qui enterrent Ataturk sont encore ultra-minoritaires, ils prennent leur désir pour la réalité ! »
Les coups de butoir, bien réels en revanche, ne viennent pas du camp d’où on aurait pu les attendre. « A la différence de l’ancien parti islamiste d’où il est issu, le parti pour la justice et le développement (AKP) ne touche pas à Ataturk. L’AKP agit avec intelligence et laisse son allié objectif, la gauche libérale, faire le sale boulot », analyse l’historien Ahmet Kuyas. Comme ceux de la droite islamique, les partisans de la gauche libérale ont été victimes des quatre coups d’Etat militaire et de la tutelle de l’armée sur la vie publique (1960, 1971, 1980, et le coup d’Etat dit « post-moderne » en 1997). Or la référence suprême des militaires, c’est Ataturk.
Son visage dans le nuage
Ainsi, les rares journalistes étrangers autorisés à pénétrer dans le lycée militaire, sur la rive asiatique du Bosphore, découvrent une série de photos étranges suspendues aux murs, représentant ici un nuage, là un arbre. Pour m’être étonnée un jour de cette décoration bien peu martiale, je me suis vue rétorquer par l’officier qui m’accompagnait que si j’avais des yeux pour voir, je reconnaîtrais « comme tout le monde ici, le visage de Mustafa Kemal dans la forme du nuage, et sa silhouette dans les branches de l’arbre ». Critiquer ce semi-Dieu, c’est détruire le soubassement sur lequel s’érige le pouvoir militaire turc, un but recherché autant par la gauche libérale que par l’AKP. « Aux yeux des intellectuels de gauche libéraux, tout ce qui n’est pas résolu par les politiciens d’aujourd’hui est de la faute d’Ataturk. C’est faire preuve d’une ignorance extraordinaire de l’histoire politique de notre pays !, s’exclame Ahmet Kuyas, auteur d’une nouvelle histoire turque qui fait autorité. Ils sont incapables de faire la différence entre une dictature jacobine et une dictature fasciste. Et jettent le bébé avec l’eau du bain, comme l’ont fait dans les années 1970 certains intellectuels américains vis-à-vis de la Révolution française qu’ils ont réduite à un bain de sang, en oubliant les avancées en matière de droits de l’homme et de démocratie qu’elle a permises ».
A la décharge d’Ataturk, ses héritiers ou prétendus tels, lui ont parfois été bien peu fidèles. Le chef de la junte militaire qui a pris le pouvoir en 1980, le général Kenan Evren s’habillait des mêmes pantalons de golf style années 1920 et copiait le vocabulaire de son supposé mentor. C’est pourtant Kenan Evren qui institua l’enseignement obligatoire de la religion dans les écoles, un sacré coup de canif au principe de laïcité prôné par Ataturk.
Aujourd’hui, le parti républicain du peuple (CHP), parti historique d’Ataturk, semble arcbouté sur les six flèches du kémalisme, qui ornent toujours le drapeau du parti. Arcbouté en particulier sur le noyau dur de ces principes : « l’étatisme » (la primauté de l’Etat sur l’individu), le nationalisme (en opposition au régionalisme) et la laïcité (proche du système concordataire d’avant 1905 en France dans lequel l’Etat contrôle étroitement les religieux). « Mustafa Kemal fut en son temps un progressiste et un réformateur or, le paradoxe, c’est que les “Ataturkistes” d’aujourd’hui sont devenus extrêmement conservateurs en matière de droits de l’homme et de démocratie, voire anti-européens ! Ils sont bloqués, incapables d’imaginer le kémalisme du XXIe siècle et laissent le champ libre à l’AKP ! », regrette Ahmet Kuyas. Ce que déplorent également de nombreux sociaux démocrates européens aussi mal à l’aise avec les islamo-conservateurs de l’AKP qu’avec les dérives réactionnaires des sociaux démocrates du CHP, pourtant membre de l’Internationale socialiste.
Des principes récupérés par Erdogan
Alors mort, Ataturk ? Loin de là ! Au début des années 2000, la coalition de centre gauche et d’extrême droite, puis l’AKP, ont bien semblé s’attaquer au dogme du kémalisme. Pourtant dix ans plus tard, le noyau dur des principes posés par Ataturk est toujours bien là. L’étatisme est à peine ébranlé, avec des droits de l’homme encore bien fragiles ; le nationalisme reste toujours vivace, ainsi du refus d’accorder toute concession politique aux Kurdes ; la laïcité semble figée, dans un ministère des affaires religieuses (dianet). Ce dernier, instauré par Ataturk pour contrôler l’islam, semble aujourd’hui utilisé par le parti islamo-conservateur au pouvoir, dans l’intérêt des musulmans sunnites avec par exemple l’autorisation accordée à tour de bras de construire des mosquées dans des villes de peuplement non pas sunnite mais alévi.
Finalement, le gouvernement islamo-conservateur de Tayyip Erdogan, accusé par l’opposition nationaliste de vouloir tuer Ataturk, semble au contraire s’accommoder plutôt bien de certains des principes kémalistes, dans leur dimension la plus archaïque et autoritaire. Et cela sans pour l’instant que la gauche libérale ne s’en offusque vraiment. Mais pour combien de temps encore ?