Tout au long de l’année 2012, l’affaire d’Uludere a indiscutablement provoqué un malaise en Turquie. Les polémiques initiales ont duré plusieurs semaines, se déchainant jusqu’à la mi-février 2012, puis elles se sont ravivées en avril-mai, faisant de nouveau la une de l’actualité. Dans la seconde partie de l’année 2012, la relative accalmie qui a entouré cette affaire, loin d’y mettre un terme, a semblé confirmer la mauvaise conscience des autorités politiques. Ceci explique probablement la dureté des propos et des accusations auxquels la célébration du premier anniversaire du drame donne à nouveau lieu…
Un feu difficile à éteindre même en plein hiver…
Survenue au début de l’hiver dans les montagnes kurdes, la tragédie d’Uludere est définitivement associée à ces photos montrant un alignement de corps anonymes, enserrés dans des couvertures de couleurs vives et déposés dans la neige. La dureté de ces clichés accroît l’incompréhension qui prévaut alors. Après avoir qualifié le drame de « malheureux et triste », le gouvernement s’empêtre dans des explications embarrassées. Les F-16, qui sont intervenus, auraient été trompés par le fait que le groupe visé présentait un aspect compact, comme souvent les unités du PKK, alors que d’habitude les contrebandiers se déplaceraient de façon plus espacée… On annonce néanmoins que toute la lumière sera faite, les autorités militaires disposant de plusieurs heures d’images enregistrées.
La polémique éclate pourtant rapidement lorsque le premier ministre commente les funérailles des victimes et s’étonne que leurs cercueils aient pu être recouverts du drapeau kurde. Dans les semaines qui suivent, l’absence d’explications tangibles quant à la survenance de cette frappe dans une zone où tout le monde est au courant de la pratique de la contrebande, amène progressivement les organisations de la société civile turque à exclure qu’une simple erreur puisse être à l’origine du drame. Pour sa part, dès le début du mois de février 2012, Amnesty International exige des autorités turques une « enquête impartiale ». Début mars, la proposition d’une indemnité (refusée par les familles), et la visite à ces dernières de l’épouse du premier ministre, Emine Erdoğan, ne parviennent pas à éteindre un feu qui continue à couver et qui va se réveiller bientôt…
Uludere de nouveau à la une de l’actualité au printemps…
Début avril 2012, le rapport de l’état-major se révèle particulièrement décevant. Un mois plus tard, le Wall Street Journal annonce que la frappe d’Uludere serait intervenue à la suite d’informations fournies par des drones américains. Recep Tayyip Erdoğan ne voit dans cette révélation qu’une manœuvre politique destinée à déconsidérer Barack Obama en période électorale. Le 22 mai, un député du CHP, Mahmut Tanal, dépose une plainte contre le président de la République, le premier ministre et le chef d’état-major, car il estime que l’attaque de la colonne a été ordonnée en connaissance de cause. Le lendemain, le ministre de l’Intérieur, Idris Naim Şahin (photo à droite) ouvre une nouvelle polémique d’envergure en rejetant la responsabilité de la frappe sur les militaires, et en expliquant que les victimes étaient des contrebandiers menant une activité illégale qui, de toute façon, les aurait conduit à être condamnés, s’ils n’avaient pas péri dans le bombardement. De là à dire que les victimes ont mérité leur sort, il n’y a qu’un pas, et les propos du ministre de l’Intérieur provoquent une suite de réactions indignées, même dans les rangs de son propre parti.
Cela n’empêche pas pourtant, Recep Tayyip Erdoğan de défendre les militaires avec virulence, en estimant qu’ils ont pris la décision qu’ils devaient prendre. Car, sur les images aériennes fournies par les drones, explique le premier ministre, on ne pouvait pas savoir si les personnes de ce groupe étaient des contrebandiers ou des rebelles… ou dit-il d’une façon qui se veut plus évocatrice, « s’il s’agissait d’Ahmet ou de Mehmet. » Cette justification de l’action des militaires relance l’affaire et ébranle le parti majoritaire. Le leader du BDP, Selahattin Demirtaş en appelle à la conscience des députés kurdes de l’AKP, en leur demandant comment ils peuvent encore rester dans un tel parti. La presse turque s’étonne des explications laborieuses, voire scandaleuses du gouvernement, et dans Taraf, Ahmet Altan (qui vient de démissionner de son poste de rédacteur en chef, soit dit en passant) apostrophe les membres du parti au pouvoir en leur demandant : « Vous seriez-vous comporté de la sorte si les victimes avaient été des Turcs et non des Kurdes ? ».
Le 25 mai 2012, l’affaire d’Uludere, qui fait donc à nouveau la une de l’actualité depuis quelques jours, croise même de façon inattendue les projets gouvernementaux de réforme de l’avortement. Pour mieux signifier son opposition à l’interruption volontaire de grossesse qu’il qualifie de « meurtre », Recep Tayyip Erdoğan, provoquant de nouveau une bronca de protestations, s’écrie fort inopportunément : « Chaque avortement, c’est Uludere ! ». Pour leur part, 20 députés de l’AKP qui ont mené l’enquête sur le terrain mettent alors en garde le gouvernement : « L’affaire d’Uludere est un test de sincérité pour le gouvernement. Cinq mois ont passé mais l’accident n’a toujours pas été expliqué. Cela cause beaucoup d’anxiété et d’inquiétude chez les Kurdes. La prolongation de ce processus présente le risque d’un malentendu entre les Kurdes et le gouvernement. Les responsables doivent être identifiés et traduits devant la justice. C’est la première demande des gens de la région. » Mais, lors de la grande convention de l’AKP qui se tient à Arena (Istanbul), le 27 mai 2012, Recep Tayyip Erdoğan n’a pas l’air d’avoir entendu ce message, et accuse les membres du BDP d’abuser de la situation en les qualifiant de « nécrophiles ». S’ensuivent de nouvelles polémiques sur la responsabilité des militaires, Abdullah Gül déclarant notamment qu’il aurait préféré que l’enquête soit confiée au DDK (Devlet Denetleme Kurulu – Conseil des audits d’Etat), mais que l’armée échappe à la compétence de cet organisme. L’absence de rapport d’enquête convaincant conduit néanmoins de plus en plus de responsables politiques, en particulier au sein du BDP et du CHP, à pointer du doigt les membres du gouvernement et à leur demander de s’expliquer.
Un an d’atermoiements et de faux-semblants…
À partir du mois de juillet 2012, le drame d’Uludere ne revient qu’épisodiquement dans le cours de l’actualité. Au moment du Conseil militaire suprême début août 2012, on évoque une probable mise à l’écart du général Mehmet Erten, le commandant en chef de l’aviation turque, mais ce dernier est contre toute attente maintenu à son poste, comme si le gouvernement tenait à montrer qu’il considère toujours que les militaires n’ont rien à se reprocher. Le 21 août, Uludere semble décidément marquée par la fatalité, lorsque le car de soldats qui accompagne l’ex-leader du DTP Ahmet Türk qui va rendre visite aux familles des victimes, s’écrase dans un ravin, faisant une dizaine de victimes. En septembre 2012, Ümit Boyner s’attire les foudres du premier ministre en lui demandant à nouveau de faire la lumière sur Uludere. En octobre, l’absence de résultats de l’enquête et le sentiment d’opacité qui entoure désormais toute cette affaire figurent en bonne place au sein des reproches que la Commission européenne adresse au gouvernement, dans son rapport annuel d’évaluation de la candidature de la Turquie à l’UE (probablement le plus mauvais jamais rendu depuis 1998). Il faut dire que même la sous-commission parlementaire créée pour mener l’enquête fait état de la mauvaise volonté des autorités publiques, et que son président évoque l’hypothèse que l’état-major ait pu ordonner sciemment la frappe qui a conduit au drame.
Un an d’atermoiements et de faux-semblants n’ont donc réussi qu’à accroître le sentiment d’injustice ressenti par les familles des victimes et plus généralement par les défenseurs de l’Etat de droit en Turquie. Le 26 décembre dernier, Human Rights Watch estimait que le gouvernement turc n’avait pas permis à l’enquête d’être conduite de façon satisfaisante. Dès lors, il n’est pas étonnant que la célébration du premier anniversaire du drame ait été l’occasion d’évoquer à nouveau avec insistance la responsabilité directe du gouvernement, et notamment celle de Recep Tayyip Erdoğan.
L’heure des comptes
Lors du discours qu’il a prononcé à Uludere-Roboski, le 28 décembre 2012, le co-leader du BDP, Selahattin Demirtaş a estimé qu’en réalité il n’y avait plus beaucoup de choses à dire sur les causes de cette tragédie, et que le premier ministre en personne en était le principal responsable. Selon lui, le gouvernement aurait été informé qu’un membre important du PKK se trouvait dans la colonne des contrebandiers, c’est la raison pour laquelle il aurait ordonné que cette frappe ait lieu, en dépit même de la présence de civils sur les lieux. Cette mise en cause peut paraître radicale et définitive, mais force est de constater que, ni l’autorité militaire, ni l’exécutif, ni le parlement, ni même la justice (souvent si prompte à procéder à des inculpations), n’ont apporté de réponses aux questions que l’on pouvait légitimement se poser. Le refus répété de présenter des excuses, l’absence de toute sanctions contre des responsables militaires, les tentatives maladroites de justification comme celles plus insidieuses de disqualification des victimes, sont autant d’indices qui indiquent un malaise évident du gouvernement que l’enquête n’est pas parvenu à dissiper, au cours de l’année écoulée.
Les dirigeants de l’AKP ont longtemps rendu responsables leurs prédécesseurs et l’armée de la situation de guerre civile larvée dans le sud-est de la Turquie, qui perdure depuis les années 1980. A juste titre, ils ont contribué à la dénonciation de la sale guerre menée contre les Kurdes dans les années 1990 par des organismes parallèles de « l’État profond », comme le JITEM (Jandarma İstihbarat ve Terörle Mücadele – Organisation de renseignement et de lutte contre la terreur de la Gendarmerie, organisation de barbouzes de la Gendarmerie). Même après leur accession au gouvernement, ils se sont démarqués, pendant un certain temps, des positions les plus nationalistes des militaires et des forces de sécurité. Désormais, alors qu’ils n’ont cessé d’être élus et réélus depuis 10 ans, et qu’ils détiennent tous les leviers du pouvoir, faire la lumière sur Uludere ne relève que de leur seule volonté. Or loin de s’y résoudre, ils ont pour la première fois affiché une solidarité totale à l’égard des responsables militaires (cf. notre édition du 13 janvier 2012 : « Erdoğan vole au secours du soldat Özel ») et tenu une ligne nationaliste qui rappelle étrangement celle qu’ils ont pu dénoncer par le passé. Si la situation en reste là, Uludere deviendra un dossier noir, un de plus certes sur la question kurde, mais cette fois un dossier noir que le parti au pouvoir devra pleinement assumer.