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Ekumenopolis : Istanbul, ville sans limite

mercredi 9 mai 2012, par Eric

Ekumenopolis, sorti en salle le 4 mai, est un documentaire du réalisateur Imre Azem qui fournit une vision critique et un puissant éclairage sur la croissance déséquilibrée et chaotique d’Istanbul. Explications.

JPEGTiré du grec οἰκουμένη γῆ « l’ensemble de la terre habitée », Ekumenopolis désigne la ville sans limites. C’est un concept mis au point par l’urbaniste grec Konstantinos Doxiadis en 1967, qui explique que l’extension des zones citadines aboutit à la formation de villes géantes concentrant les masses de populations. [1]

Un concept qui s’associe bien à Istanbul, qui a connu depuis les années 1950 notamment, une explosion de sa population. D’une ville d’un million d’habitants en 1950, elle est passée à deux millions en 1960, à sept en 1990 pour atteindre aujourd’hui une population estimée entre quinze et vingt millions !

Cette croissance s’explique en grande partie par l’exode rural venu d’Anatolie. Face au retard de développement du reste du pays, et la localisation du développement industriel de la Turquie à Istanbul et sa région, la venue de travailleurs à moindre coût a été encouragée depuis 60 ans, pour travailler dans les usines hier, et de plus en plus dans les services aujourd’hui, et ainsi former une main d’œuvre pléthorique, peu qualifiée donc bon-marché et docile.

Cela s’est traduit par une extension massive de l’espace urbain. Ainsi des quartiers jadis inhabités sont devenus les emplacements privilégiés pour les usines en construction, à l’image du quartier de Levent à Istanbul. Plutôt que de loger les nouveaux arrivants, l’État et les municipalités ont préféré dès le début tolérer leur installation dans des habitats précaires et illégaux, attenants aux sites industriels, les « gecekondu » (qui signifie « construit en une nuit ») qu’on peut rapprocher des bidonvilles.

La construction des deux ponts sur le Bosphore, en 1973 et en 1988, a accentué ce phénomène, les zones jouxtant ces ponts, de part et d’autre du détroit, Kağıthane côté Européen, ou Ümraniye côté asiatique, connaissant un boom des activités industrielles et donc de la population.

De manière générale, la croissance d’Istanbul s’est toujours faite depuis les années 1950, au mépris de la nature et de l’urbanisme. Comme l’évoque Mücella Yapıcı, membre de la Chambre des Architectes d’Istanbul, s’il semblerait inimaginable de faire construire un hôtel dans Central Park à New York, à Istanbul, on a pas hésité à faire construire des barres d’hôtel au milieu des parcs et sites historiques : l’hôtel Hilton en 1950, à la place de l’ancien cimetière arménien de Pancaldi [2], le Conrad à côté du parc de Yildiz en 1992, ou le Ritz Carlton en 2001, immense tour, construite dans une zone pourtant dite inconstructible, qui défigure le paysage au dessus du palais de Dolmabahçe (photo ci-dessous).

Ces phénomènes conjugués, démographie galopante et extension de l’espace urbain, ont abouti à une croissance anarchique de la ville : une croissance qui se nourrit d’elle-même. Comme l’explique le documentaire, la construction de nouveaux centres ou axes routiers, si elle contribue dans un premier temps à désengorger la ville, entraîne inexorablement de nouvelles constructions aux alentours. Plus le temps passe, plus les larges forêts d’Istanbul se réduisent à peau de chagrin, remplacées par les projets de centres d’affaires ou de luxueux « site » (prononcer cité, ensemble de gratte-ciels destinés à l’habitation promettant tout le confort moderne qui poussent un peu partout en Turquie comme des champignons) des promoteurs immobiliers.

En ce sens, l’exemple d’Ayazma, sur lequel le documentaire se focalise, est révélateur. Ayazma est un bidonville d’une périphérie éloignée d’Istanbul côté européen. Mais en 2002, l’inauguration du très moderne Stade Olympique Atatürk (81,000 places) dans cette zone va changer la donne. L’endroit passe du statut de no man’s land à celui de cible des promoteurs. Les habitants sont chassés par la police et les bulldozers en 2008, profitant du statut illégal et pourtant toléré (la mairie y avait raccordé le gaz, l’eau et l’électricité) des habitats, pour que s’y installe un luxueux projet immobilier du célèbre promoteur Ali Ağaoğlu [3]. Imre Azem s’arrête aussi sur le sort des habitants de Sulukule, ancien quartier gitan du vieil Istanbul, condamnés à un sort identique. [4] Des scènes qui ne sont pas l’exclusivité de la Turquie, puisqu’on peut aussi voir pareils scénarios en Chine, au Pakistan ou en Russie [5].

Les habitants sont priés de se réinstaller dans une lointaine périphérie, où l’État leur fait construire des habitations à loyers modérés. Malheureusement, ni le coût, de toute façon trop élevé pour cette catégorie de personnes ayant fui le désastre économique du Sud-Est, ni le confort et la sécurité promis aux habitants (après deux ans de construction, beaucoup de ces HLM sont déjà dégradés [6]) ne correspondent aux engagements pris.

Depuis l’arrivée de l’AK Parti au pouvoir, la création de TOKI, Toplu Konut Idaresi, organisme de gestion des habitats collectifs. qui gère les projets de construction d’habitats publics, et l’aménagement du territoire, à travers la revente de terrains, via le grand projet de « Kentsel Dönüşüm » (transformation urbaine) a accéléré le développement chaotique d’Istanbul. Les scientifiques et spécialistes d’urbanisme n’ont jamais leur mot à dire, les responsables politiques décident seuls de tout, entraînant un développement des plus chaotiques de la ville, au risque de drames écologiques et humains majeurs à l’avenir.


Très loin des images de cartes postales : les HLM construits par TOKI à Gaziosmanpaşa, Istanbul

Parmi de nombreux problèmes, l’approvisionnement en eau d’Istanbul risque de devenir insuffisant, le non-respect des surfaces inondables et inconstructibles est aussi tout aussi préoccupant, mais surtout le coût social des populations logées dans des périphéries lointaines et exclues car coupées du reste de la ville, risque d’être payé au prix fort dans les décennies à venir. Là où en Europe, on détruit les anciennes barres HLM, la Turquie en fait construire des similaires en 2012. Les émeutes des cités en France en 2005 sont ici données en exemple du résultat futur à prévoir de cette politique.

Un autre problème majeur mis en avant est le transport : la ville d’Istanbul occupe un espace de plus en plus important, et sa population augmente sans cesse, sans que les transports en commun ne suivent. Du coup, le nombre de voitures explose, et avec cela le trafic et la pollution. Par exemple, alors que des métropoles comme New York, Moscou, Londres ou Paris peuvent se targuer d’avoir des dizaines de ligne de métro, Istanbul n’en a toujours qu’une, un comble pour une ville qui a eu son premier métro ouvert en 1875 [7] ! A noter que dans les années 1960, le réseau de tramways qui couvrait toute la ville d’alors a été démonté. [8]

L’Istanbul moderne, c’est donc le triomphe de l’automobile sur des routes embouteillées, des populations massées dans des tours de plus en plus hautes. Une explosion qui ne semble pas prêt de s’arrêter, la télévision crache tous les jours des centaines de spots publicitaires vantant les mérites de nouveaux « site », tous plus innovants et confortables les uns que les autres, poussant la population à s’endetter sur des plans de quinze à trente ans pour s’acheter un logement et avoir enfin accès à la modernité. Et ce alors que la ville compterait plus de 700.000 logements inhabités [9].

La construction immobilière constitue l’un des moteurs de l’économie turque mais contribue à former une bulle dangereuse pour l’économie. Cela n’a pas l’air d’inquiéter plus que ça le pouvoir en place, la construction d’un troisième pont sur le Bosphore étant considérée comme certaine par le Premier Ministre Erdoğan lui-même [10]. Cependant, la croissance déséquilibrée et anarchique n’est pas née avec l’arrivée de l’AK Parti, c’est le prolongement, à un rythme exponentiel, d’un processus débuté des décennies auparavant.

Ce documentaire fournit ainsi une vision large et claire de la situation par ses explications, sous la forme de schémas en images de synthèse et de témoignages d’intervenants divers, du très riche promoteur Ağaoğlu , l’un des dix hommes les plus riches de Turquie [11], aux familles Kurdes défavorisées, chassées par la mairie de leurs bidonvilles, en passant par des architectes et urbanistes Turcs et étrangers, dont le Français Yves Cabannes, conseiller de l’ONU pour les expulsions forcées.

On pourra regretter que seules deux salles dans le pays, à Istanbul et Ankara, aient choisi de le diffuser.
L’Architect Film Festival de Rotterdam, le Festival du film ArchiFacts à Anvers, de celui de Sarajevo ou encore le FilmForum de Zadar, en Croatie en 2011 avaient pourtant fait honneur à Ekumenopolis. Nul n’est prophète en son pays, et pas Imre Azem, turc de New-York qu’il faut féliciter pour avoir eu le courage de réaliser ce beau documentaire sur un thème d’importance majeure pour comprendre ce qu’est devenu Istanbul et pour le futur de la Turquie.

Ekumenopolis
De Imre Azem
Durée : 88 minutes

Beyoğlu Cine Majestic (0212) 244 97 07

11:30 | 13:30 | 15:30 | 17:30 | 19:30 | 21:30

Ankara Kızılırmak (0312) 425 53 93

Turc et Anglais
(sous-titré Anglais)

www.ekumenopolis.net

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Voir en ligne : Ekumenopolis Bande Annonce

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