Le récit historique, démonstration de l’unicité et de la transcendance
Le récit historique enseigné en Turquie est lui-même une démonstration de l’unicité et de la transcendance. Les manuels scolaires, soumis à l’approbation d’un organisme d’État (le Talim ve Terbiye Kurulu), et la recherche historique, l’édition, la politique de vulgarisation de l’histoire doivent en principe être conformes aux préceptes d’un autre organisme, la Haute fondation Atatürk pour la culture, la langue et l’histoire (AKDTYK), créé par la constitution de 1982 [1] ; la notion de “ culture nationale ”, qui sert de référence, a été officiellement explicitée en février 1981 dans un ouvrage officiel qui soumet tous les éléments de la culture à la pensée d’Atatürk [2]. Fort heureusement, il existe en Turquie un puissant courant historiographique indépendant de cet organisme officiel, mais le contrôle est quotidien et effectif, même sur les médias ; en 1999 par exemple, la chaîne de télévision Kanal 7 a été suspendue pour cause de propos non conformes à la “ réalité historique ” [3].
C’est seulement à partir des années 1980 que le récit historique a été imprégné de kémalisme, en créant un culte de la personnalité rétroactif. Depuis cette date, les manuels d’histoire se voient émaillés de citations d’Atatürk, de mentions explicites ou implicites à sa personne, qui jouent le même rôle que les reliques dans un lieu de culte ; elles sacralisent toujours les mêmes événements et les mêmes personnages, définissant ainsi les événements fondateurs et les héros censés annoncer Atatürk et préparer son œuvre, enracinant celle-ci dans un passé reculé, pré-ottoman et “ purement turc ” (öztürk), de sorte que les réformes d’Atatürk n’auraient rien à voir avec la pensée politique occidentale. Il s’agit d’un vaste système de projection du présent sur le passé. Ainsi, Atatürk n’est pas un sujet d’étude, personnage remarquable certes mais historique comme les autres héros, Attila, Alparslan ou le khan Bilge. Il est la justification de l’étude de l’histoire, il est sujet et objet, auteur et acteur, il est l’histoire turque. En effet, toute l’histoire doit démontrer la conformité des principes d’Atatürk avec l’ancienne culture turque pré-musulmane, et le récit historique doit conduire en ligne droite à la révolution kémaliste et à la république.
En lieu et place d’histoire contemporaine, on enseigne l’atatürkisme (atatürkçülük), catéchisme exposant un récit stéréotypé de la vie d’Atatürk, de l’histoire de la guerre de libération et de la république jusqu’en 1938, et les six “ principes ” d’Atatürk, ensemble parfait duquel rien ne peut être soustrait (le républicanisme, le populisme, l’étatisme, la laïcité, l’esprit révolutionnaire et le nationalisme). Tout ce qui ne concerne pas directement Atatürk est exclu de l’enseignement de l’histoire du XXe siècle, et le récit s’arrête à la mort d’Atatürk, qui est la fin de l’histoire. La plupart du temps, la seconde guerre mondiale n’est évoquée que pour exposer les vues prémonitoires d’Atatürk sur le futur conflit.
Comme Atatürk n’a pas d’équivalent, son œuvre doit être première, même s’il est censé avoir des prédécesseurs dans un passé lointain. Aussi, le vaste mouvement qui a conduit à la formation du nationalisme turc à la fin du xixe siècle est-il gommé du récit historique. Dans les manuels scolaires, il n’est pas fait mention de Ziya Gökalp, le grand théoricien du nationalisme turc, ni surtout des grands nationalistes et réformateurs turcs d’origine azérie ou tatare comme Ismail Gasprinski, Mehmet Emin Resulzade ou Zeki Velidi Togan. Le grand mouvement réformiste tatar, le djadidisme, n’existe pas. La véritable première république musulmane laïque, l’Azerbaïdjan de 1919-1922, n’est pas mentionnée, sans parler de la tentative d’instauration d’une constitution laïque en Crimée en 1919 [4].
Atatürk, comme personnage historique, est également convoqué pour légitimer la politique extérieure turque actuelle. C’est ainsi qu’on utilise une parole qu’il aurait un jour prononcée au cours d’une manœuvre militaire pour légitimer la politique turque à l’égard de Chypre. La geste d’Atatürk, la guerre de libération, est elle-même devenue un modèle historique, comme le fut la révolution bolchevique. Dans la partie nord de Chypre, les combats des années 1955-1974 sont présentés comme un achèvement de l’œuvre d’Atatürk. Cette référence aboutit à une reproduction des lieux de mémoire : à Nicosie-nord, le monument de la république est une imitation de celui de la place de Taksim à Istanbul, et le tombeau du docteur Küçük, leader de la communauté turco-chypriote, évoque le mausolée d’Atatürk à Ankara. Les simulacres du kémalisme ont été transférés sur l’île : célébration des fêtes kémalistes dès 1958, statue d’Atatürk à Nicosie dès 1963, et désormais, sur le modèle turc, innombrables bustes dans tous les lieux publics. Atatürk a conquis l’île, comme l’exprime cet article paru dans la revue nationaliste Türk Kültürü lors de l’inauguration de la statue d’Atatürk à Nicosie en octobre 1963 :
“ (...) Nos soldats avaient mis pied à Chypre le 16 août 1960 [5] ; il manquait leur Commandant en chef. Voici que le Commandant est désormais à Chypre. (...) [Lors du lever du drapeau turc] l’émotion fut à son comble. Les Turcs, qui n’hésiteraient pas à offrir leur âme à la mémoire de leur Père [Atatürk], pleurèrent de joie et applaudirent à tout rompre. (...) Puis, les gerbes furent déposées au pied de la statue du Père : d’abord celles de l’ambassadeur, du vice-président, du détachement de l’armée turque, de la société culturelle turque chypriote, suivies de celles de toutes les associations de l’île, par centaines. Ce fut le moment des discours (...). Les enfants des écoles et le jeune poète Özker Yaşın déclamèrent des poésies. C’est ainsi que le sceau de la turcité fut apposé une fois de plus sur Chypre, d’une manière indélébile. Ainsi, Atatürk, dans toute sa prestance, est à la porte de Kyrenia [à Nicosie]. Il y restera éternellement. Le grand leader de ma grande nation commandera aux jeunes de la petite patrie [Chypre]. L’effigie d’Atatürk en costume civil, symbole du mot d’ordre “ Paix dans le pays, paix au monde ”, doit montrer que la paix se poursuit à Chypre. Mais, si cela n’est pas possible, (...) Atatürk conduira le peuple turc de Chypre à une victoire certaine. ”
La morale, le système de pensée
Le mot “ atatürkisme ” (atatürkçülük), par rapport à “ kémalisme ” (kemalizm), renvoie plus à la personne du fondateur qu’à l’idéologie. La référence n’en est que plus formelle, car il suffit désormais d’évoquer la mémoire du fondateur, sans nécessité de démontrer la conformité d’une politique avec cette idéologie. Voici la définition de l’“ atatürkisme ” (atatürkçülük) la plus diffusée, celle qui figure dans le Manuel du soldat, édition de 1997 :
“ L’atatürkisme est un système de pensée entièrement nouveau basé sur la pensée et les réformes d’Atatürk. Atatürk, lorsqu’il a conçu l’atatürkisme, a refusé tout modèle et a voulu que la solution à nos problèmes soit trouvée entièrement dans nos valeurs nationales et dans nos propres possibilités (...). L’atatürkisme est une pensée qui vise au développement continu de la société, à la libération des énergies. C’est une idéologie contemporaine et rationnelle. L’atatürkisme s’appuie sur la réalité et la science. L’atatürkisme signifie un objectif immortel, un honneur croissant, une force, une énergie vivante et continue. L’atatürkisme n’a aucun lien avec aucun courant politique ni aucune idéologie étrangère. ”
Comme l’islam, en tant que valeur morale, est absent du discours officiel en Turquie [6], la seule valeur proposée aux citoyens est la conformité aux principes d’Atatürk. Dans les manuels d’instruction civique, le seul principe au nom duquel on doit faire le bien est l’imitation d’Atatürk ou l’application de ses préceptes. Les mentions à Atatürk légitiment les principes enseignés : valeur de la famille, de l’entraide, égalité des sexes, valeur du travail ; l’enseignement moral fonctionne grâce à l’exemple du grand homme, et l’exercice de la vertu ne se fait pas au nom d’un principe universel immanent : “ Dans notre classe se trouve ton portrait, mon Père / Tu souris toujours. / Travaillez mes enfants / Dis-tu, travaillez. / Nous travaillons, mon Père / Comme tu l’as demandé. / Sois fier de nous, aie confiance en nous, mon Père [7]. ”
Tout est dans Atatürk, Atatürk est dans tout. Il est la Turquie, la modernité, le développement, le progrès, la force et la paix, la liberté [8]. L’identification d’Atatürk à tous les principes positifs d’une société contemporaine revient à exclure de cette société tous ceux qui refusent de participer au culte : ceux-là ne sont ni modernes, ni démocrates, ils ne peuvent être laïcs. Sont-ils seulement Turcs ? Le recteur de l’université d’Istanbul, Kemal Alemdarofilu, répond par la négative : “ Si l’on est citoyen de la république de Turquie, je ne pense pas qu’on puisse adhérer à un autre système de pensée que la pensée atatürkiste. La pensée atatürkiste, c’est la modernité, la science, le progrès, les lumières [9]. ”
Le corps d’Atatürk, lui-même sacré, a une fonction sacralisante. Les cérémonies patriotiques turco-chypriotes en offrent de bons exemples : lors de la fête des martyrs, le 15 mai, on offre de la terre prélevée dans le cimetière des martyrs de Nicosie [10] à l’ambassadeur de Turquie, qui est chargé de la déposer au mausolée d’Atatürk. Mais le 19 mai, ce même ambassadeur offre de la terre du mausolée au président de la “ République turque de Chypre du nord ”, qui la déposera au cimetière des martyrs, ainsi sacralisé. Par ce processus, Mustafa Kemal est fait le patron de tous les martyrs. Un lien sacré est établi entre sa personne, la terre turque, le sang des martyrs tombés pour cette terre, tandis qu’un lien est établi également à travers l’histoire, entre les événements du passé et Atatürk. (...)
Ce texte, destiné originalement a être publié dans un ouvrage collectif « Saints et héros du Moyen-Orient contemporain » chez Maisonneuve et Larose, a une longueur se prêtant peu à la publication sur Internet, aussi avons-nous décidé de le publier en 4 parties sur 4 jours consécutifs.
- La transcendance d’Atatürk - L’image et l’apparence d’Atatürk, le harram et le helal (1re partie)
- La transcendance d’Atatürk - Le récit historique, démonstration de l’unicité et de la transcendance (2e partie)
- La transcendance d’Atatürk - Le culte (3e partie)
- La transcendance d’Atatürk - À quoi sert Atatürk dans la Turquie d’aujourd’hui ? (4e partie)