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Turquie : Surveiller et punir les jeunes femmes au nom de la tradition

lundi 26 mars 2012, par Etienne Copeaux

Ce texte d’Étienne Copeaux a été écrit en 2012, mais il se base sur des articles que la presse turque avait publiés dans les années 90.

Nous aimerions vous dire que les meurtres pour l’ « honneur » ont définitivement disparus ou sont devenus rarissimes, mais hélas, c’est encore loin d’être le cas. La justice turque a une attitude souvent laxiste face aux crimes commis « en famille », même s’il s’agit d’odieux crimes sexuels. Récemment les membres d’une famille qui avaient abusés collectivement d’une jeune femme se sont vus relaxés pour manque de preuves parce que l’enquête avait été bâclée. La police turque n’est pas dotée des moyens d’investigation dont un pays qui se veut moderne devrait être doté. Et la Turquie ne semble pas pressée de mettre en place une police judiciaire et scientifique digne de ce nom... La torture et l’extorsion d’aveux tiennent encore trop souvent lieu d’enquête.

Par contre, des associations ont pris en charge la question, elles agissent, elles mettent en place des réseaux de protection des victimes et elle viennent d’obtenir que le gouvernement se dote des textes législatifs nécessaires. Nous ne doutons pas qu’elles veilleront à ce que ces lois soient appliquées.

* * * * *

« Töre » (prononcer « teûrè ») est un ancien mot turc qui recouvre à peu près la notion de « tradition », de « coutume ». Il désigne plus particulièrement les coutumes turques ancestrales, celles que les populations turques ou turcophones auraient transmises de siècle en siècle depuis la haute-Asie jusqu’en Anatolie en passant par les sultanats de Transoxiane et du plateau irano-afghan. L’existence et la permanence alléguée de cette töre est un thème important de la littérature nationaliste turque à travers tout le XXe siècle.

Töre et « culture nationale »

Ziya Gökalp, un des fondateurs du nationalisme turc et soutien de Mustafa Kemal, a publié en 1922 un ouvrage intitulé Türk töresi (« La Tradition turque ») dans lequel il développe les différents contenus positifs de cette notion ; puis, dans Türkçülügün Esasları (« Les Bases du turquisme », 1923), il voit dans la töre l’élément déterminant de la culture turque, le socle sur lequel reposerait tout l’esprit de la nation, tout ce qui lui aurait permis de rester elle-même au cours de ses pérégrinations jusqu’à son établissement en Anatolie à partir du XIe siècle. Pour Gökalp, la notion de töre recouvre l’idée de « culture nationale »  [1].

Ces idées ont été ensuite reprises par les théoriciens ultérieurs du nationalisme, particulièrement, dans les années 1970, lorsque se développait le concept de « synthèse turco-islamique ». L’historien Ibrahim Kafesoğlu prônait l’actualisation de la töre pour surmonter la grave crise de cette époque, un retour aux sources des anciennes valeurs [2]. Selon cet auteur, c’est grâce à la töre que les Turcs seraient aptes à la laïcité, à la modernisation de l’islam, à la démocratie [3]. La töre, selon Kafesoğlu, serait à la base du droit public ; elle impliquerait le respect de la femme ; mais c’est une conception particulière du « respect », entièrement lié à l’honneur de la famille dont la femme porterait seule l’avenir. En conséquence, la töre préconise la mort pour punir l’adultère féminin. En 1981, après le coup d’État militaire, Kafesoğlu affirmait encore que la nouvelle tâche qui s’imposait était « l’actualisation de la töre » en même temps que le renforcement de l’appartenance de la Turquie au monde musulman [4]. »

Cet auteur n’est pas marginal : il a disposé d’une grande influence sur le courant nationaliste et ses idées ont été diffusées par d’autres auteurs appartenant à la même mouvance. Certaines de ses idées sont devenues de véritables dogmes de la politique culturelle à travers ses ouvrages de vulgarisation, articles d’encyclopédie, et même manuels scolaires.

Töre, un des mots-clés du nationalisme réactionnaire et des mouvements d’extrême-droite de la fin du XXe siècle, est passé dans le langage courant pour désigner la vendetta familiale dirigée presque exclusivement contre les femmes qui auraient « fauté » - ou sont simplement supposées susceptibles de « fauter ». Dans son acception idéologique, le mot töre est connoté très positivement, ce qui contribue à légitimer les actes de vendetta qu’il recouvre aux yeux de ceux qui les commettent ou les commanditent.

La violence envers les femmes existe partout, et on pourrait aussi bien faire un dossier sur de tels actes en France. Mais mon propos est la Turquie, et l’assassinat d’une femme sous l’appellation de töre a quelques particularités ; il ne s’agit pas de prétendre ici que les Turcs sont plus violents que d’autres. Mais ce qui caractérise le crime d’honneur accompli au nom de la töre est justement que ce mot fait partie d’un champ sémantique comportant aussi les idées de « justice », de « tribunal », de « légitimation ». Car l’acte est accompli à froid, avec préméditation, il est décidé collégialement en famille, légitimé à l’intérieur de ce cadre, et son accomplissement est confié à un membre de celle-ci, quelquefois très jeune, et - ce dernier caractère est essentiel - revendiqué publiquement.

Comme toujours dans cette série, je parle ici des années 1990. Ce que je décris appartient-il au passé ?

« Laver notre honneur entaché »

Istanbul et l’Anatolie de l’ouest ont (re)découvert le phénomène tribal vers 1996. Au même moment, la puissance du mouvement migratoire qui a poussé des centaines de milliers d’Anatoliens de l’Est vers les grandes métropoles a véhiculé à l’ouest des comportements qui ont fait frémir les lecteurs des journaux et les ont confortés dans leur vision condescendante, voir méprisante ou raciste (s’il s’agit d’Anatoliens kurdes ou arabes), de cette population nouvelle venue.

La töre, concept on l’a vu assez vague, interprétable à l’envi pour légitimer tout ce que l’on veut, a désigné alors, presque exclusivement, le jugement du tribunal familial destiné à punir la femme accusée d’adultère, et l’exécution du verdict : la mort. La töre est un permis de tuer, une peine capitale extra-judiciaire.

Au cours de notre séjour de quatre ans à Istanbul, des exécutions ont été perpétrées dans tout le pays, y compris à l’ouest ; le phénomène semblait bel et bien venir de l’est, mais, prévenait Nevval Sevindi dans Yeni Yüzyıl, ce n’est pas « l’Est » qui serait en cause, mais l’idéologie machiste [5]. Le phénomène préoccupait et la plupart des quotidiens y ont consacré des dossiers, des analyses.

Ce 8 mars 2012 est l’occasion de rappeler la mémoire de quelques femmes dont la modeste existence n’a été perçue que par leur mort violente. Elles avaient un nom, une identité, une vie, qui leur ont été brutalement dérobées au nom de l’ « honneur » du groupe.

Mars 1994 : La jeune Hacer, d’Urfa, est assassinée par deux décharges de balles dum-dum par son jeune frère âgé de 15 ans. Hacer avait grandi dans une famille « de culture arabe [qui] essayait de s’adapter à son voisinage urbain ». Il s’agit donc, c’est sous-entendu, de migrants venus récemment de la campagne ou d’une bourgade, chassés par la guerre et/ou la misère. Les filles étaient en permanence sous contrôle. Or Hacer adore écouter, à la radio, des chansons langoureuses de style arabesk. « Les pressions de la famille ont culminé alors qu’elle écoutait une chanson dont le titre était son propre nom, Hacer, une chanson d’Ibo [Ibrahim Tatlıses] ». Hacer perd la tête. Selon Cumhuriyet, elle feint une tentative de suicide, puis elle s’enfuit, mais elle est retrouvée et abattue, après jugement de la famille. Le jeune assassin prend dix ans, mais il est libéré au bout de deux ans [6].

En avril 1996, à Urfa de nouveau, un adolescent de 14 ans tue sa sœur Sevda, 17 ans, sur ordre de la famille qui a prononcé la peine capitale. L’adolescent est condamné, lui, à 7 ans d’emprisonnement par la justice turque. L’entourage le rassure : « Tu as bien fait ». La réitération de ce genre de faits à Urfa inspire à Yeni Yüzyıl un jeu de mots : « Kanlıurfa », « Urfa-la-Sanglante », le nom officiel de la ville étant « Şanlıurfa », Urfa-la-Glorieuse. L’affaire fait du bruit ; d’autres du même genre sont rappelées, qui effectivement ne sont pas cantonnées à l’est du pays : à Buca (Izmir), un garçon de onze ans a tué sa mère « pour défendre l’honneur (namus) » de son père.

En décembre 1996, Mehmet Faraç énumère dans Cumhuriyet quelques cas récents de crimes d’honneur : une jeune fille de 17 ans, S.G., égorgée à Urfa par son frère de 14 ans, en ville, en public ; le gamin assassin se défend : « On m’a donné l’ordre, j’ai obéi ».

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H.A., 12 ans, poignardée à Urfa.
Photo publiée par Cumhuriyet

A Urfa encore, le 28 novembre 1996, H.A., unie par « imam nikahı » (cérémonie exclusivement religieuse) à l’âge de onze ans et demi à un homme, est tuée à douze ans à coups de couteau de type « Rambo », également en pleine ville. Le crime de H.A. : être allée au cinéma avec deux amies ; le « mari » les a suivies, muni de son poignard, les a extraites du cinéma et a frappé.

Drame de l’Est, drame du machisme ou drame de la misère ? L’assassin habite avec sa famille dans une maison précaire et illégale, dans la gadoue d’un gecekondu ; ses neuf frères et sœurs vivent là avec leur mère : l’aîné, davulcu [7], a trois femmes, le second deux [8] ; le troisième, « pour l’instant », n’a qu’une femme ; ensemble, ils ont déjà dix enfants [9]. La mère du jeune homme crie son désespoir, les frères promettent vengeance, comme si c’étaient eux les victimes. La photo du « mari » est également dans Cumhuriyet, sans doute un cliché fourni par la police ; 18 à 20 ans, rageur, il fixe l’objectif, son couteau brandi dans la main droite, comme s’il allait accomplir la vengeance annoncée par les grands frères. Mais sur qui ? H.A. est morte. Mais son regard d’enfant continue de nous interroger.

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Özlem, 18 ans, assassinée à Bursa.
Photo d’identité publiée par Sabah

En juin 1997, c’est le tour d’une jeune femme de 18 ans, Özlem, dont la famille originaire d’Antep avait migré à Bursa, grande ville de l’ouest, trois ans plus tôt ; Özlem s’entend très bien avec une tante qui a le même âge, Nuray ; elle choisit d’habiter chez elle, non loin de la grande famille. Mais les jeunes femmes décident de vivre leur vie et s’enfuient ensemble. Elles ne vont pas loin : trois jours plus tard, on les retrouve à Inegöl. La famille tient conseil. Nuray, à bout, se suicide par défenestration. Özlem, qui refuse le « contrôle de virginité » que son père veut lui imposer, est tuée à coups de couteaux. Le père a « lavé son honneur » [10].

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La petite Özge, 5 ans, morte sous les coups à Diyarbakır.
Photo publiée par Milliyet

Pour une femme, il n’est pas d’âge pour mourir. La petite Özge, cinq ans, était la fille d’une femme d’Istanbul, prostituée selon l’article mais comment savoir, et qu’est-ce que cela change ? Ahmet, un jeune homme originaire de Diyarbakır, s’était mis en ménage avec elle et avait accepté son enfant. Le cousin d’Ahmet, un portefaix, n’a pas supporté que l’honneur de la famille soit « entaché ». Il les rejoint à Istanbul, ramène l’enfant et la tue à coups de tisonnier. Arrêté, il jure qu’il se vengera du père et de la mère. Le regard de la mère Dilek, est vide, incrédule, bouleversant [11].

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Semse, 18 ans, écrasée à Urfa
Photo d’identité publiée par Milliyet

En février 1998 un autre drame survient, à nouveau près d’Urfa ; Semse, une jeune fille de 18 ans, enceinte de son petit ami, est froidement écrasée avec un tracteur par son père et son grand frère. La photo du journal présente les hommes posant fièrement sur le tracteur. Pour l’occasion, la rédaction de Milliyet invente un mot : « törerizm » [12].

Encore et encore : en mai 1998, à Izmir cette fois, ville « moderne » et occidentale s’il en est, une jeune femme de 22 ans, Fatma, est abattue par balles dans la rue. La sentence de mort avait été arrêtée par la famille à Batman, dans l’Est. Fatma vivait à Izmir avec son ami, mais son oncle de Batman voulait la marier à son fils. Cinq fois, elle s’était échappée de chez elle. Lorsque les membres de la famille ont appris qu’elle vivait en concubinage, ils ont fait savoir qu’ils ne supporteraient pas longtemps de « vivre avec cette tache ». Le forfait accompli, l’honneur était sauf [13].

Machisme et déracinement

Les migrations massives provoquées par la guerre (j’ai déjà eu l’occasion d’en souligner d’autres effets) transportent avec elles les problèmes de la société rurale de l’Est : l’organisation tribale et familiale fortement centrée sur la notion d’honneur, la conception patriarcale très rigide des rapports sociaux, la prédominance absolue du mâle. Le mouvement féministe se développe plus vite dans les milieux urbains et industriels, là où les femmes sont plus nombreuses à travailler hors du domaine familial et agricole. Dans les villes, elles participent au mouvement syndical, aux luttes [14]. Dans les campagnes aussi, on observe à la fin du XXe siècle une participation large voire prépondérante des femmes à certains mouvements, comme la protestation des paysans de Bergama contre l’entreprise Eurogold.

Mais les cas de violence évoqués ci-dessus concernent une société non seulement patriarcale ou tribale, mais désorientée, bousculée, déstructurée, au sein de laquelle c’est précisément la famille et elle seule qui peut fournir des repères, un cadre de vie plus ou moins solide, et dont les règles sont solidement établies. La déstructuration atteint des stades extrêmes lorsque des villages entiers ou même des groupes de villages sont évacués par l’armée, ou lorsque la vie y devient impossible parce que l’armée ou les rebelles interdisent l’accès aux champs ou aux pâturages, lorsque la population est sommée tour à tour par la rébellion et par l’armée de choisir son camp, lorsque les villages sont incendiés, lorsqu’on se retrouve dans une ville inconnue sans ressources, sans travail, sans repères. Que reste-t-il d’autre, alors, que l’attachement à la famille et à la tribu ? C’est bien cette angoisse qui paraît être à la source du repli sur des valeurs telles que l’honorabilité, car c’est tout ce qui reste.

Le problème est que l’honorabilité est toute placée dans la domination de l’homme sur la femme, car celle-ci, par une conduite « honorable », est chargée de transmettre l’honneur du groupe.

S’ajoute à cela la pression extérieure. Après les violences subies (perte des ressources, du mode de vie, violences physiques de la guerre) vient la plongée dans un monde inconnu où risquent de manquer cruellement les témoins de l’honorabilité passée. Pour tenter de préserver celle-ci, il faut vivre en tentant de reconstituer le groupe et c’est une véritable délocalisation en milieu « étranger ». La bulle sociale transplantée à Istanbul ou ailleurs se voit stigmatisée par les « autochtones », d’autant plus fortement s’il s’agit d’une population « autre », généralement kurde. Pour que la cohésion du groupe soit préservée dans ces conditions hostiles, tout concourt au repli sur les valeurs ancestrales, à la rigidité du comportement.

Or ces gens qui ont tout perdu ont aussi besoin de rêve. Les hommes peuvent s’accomplir facilement dans le rêve machiste de la domination et de la violence ; leur rêve est conforme aux valeurs qui dominent encore dans la société, renforcées par l’armée et la guerre ; il est conforme au message délivré par les films et les séries diffusées par la télévision.

Mais c’est un gouffre infranchissable qui sépare le rêve d’une jeune femme et la vie qui s’ouvre à elle (ou plutôt qui se ferme !) ; elle rêve d’amour alors qu’elle est promise très jeune au mariage forcé, à l’enfermement domestique et à la procréation. Pourtant le rêve est obsédant, il fait irruption chaque jour dans la bicoque du gecekondu sous forme de chansons sirupeuses, de séries télévisées qui font pendant aux rêves de Rambo des hommes. Aussi, la vie de la jeune femme est tendue vers la fuite : fuite dans l’imaginaire de l’arabesk, fuite au cinéma du quartier, fuite avec les amies, fuite de la famille, fuite à la grande ville.

En même temps qu’un refus, cette fuite est une remise en cause radicale du système familial. La fuite dénonce le système, le stigmatise comme insupportable, désigne la famille comme une sorte de tombeau. La fuite est un cri : « La vraie vie est ailleurs, et sans vous ! » et ce rejet de l’environnement « naturel », premier cercle de protection, est insupportable aux supposés protecteurs : une trahison. Pour protéger la famille, pour protéger la jeune femme, il faut la tuer.

On n’échappe pas facilement à la famille anatolienne car, en raison même du phénomène migratoire, elle a des antennes, des informateurs partout. On rattrape toujours ou presque la jeune femme en fuite, même à l’étranger. La sanction est à la hauteur de l’offense ressentie.

Offense ressentie si durement, si profondément, que c’est le groupe protecteur qui se considère comme victime de trahison. La famille, qui prononce le verdict, ainsi que le bourreau, se sentent dans leur bon droit ; ils sont convaincus de rendre la justice. Ils ne vont pas se cacher de préméditer puis d’accomplir un assassinat. Au contraire, il faut que cela se sache, car c’est la publicité de l’acte qui doit rétablir l’honneur.

Après quoi, les valeurs sont renversées totalement : l’assassin étant une victime, son emprisonnement est injuste et réclame vengeance. Si la jeune femme « fautive » n’est pas encore morte, elle reste sous la menace, ainsi que sa famille. Ainsi la vendetta ne prend-elle jamais fin, d’autant que la justice institutionnelle est clémente envers ces justiciers, en général tôt libérés.

Mouvements féministes

Si le mouvement féministe et la dénonciation des violences masculines sont bien plus anciens [15], la « découverte » plus large, par les grands médias, de la violence et des crimes d’honneur au nom de la töre a été accélérée par le phénomène migratoire ; et leur dénonciation a été favorisée par la montée du féminisme dans la société. Cette période des années 1990 a été celle d’une effervescence féministe. Les mouvements s’organisent, les initiatives commencent à fleurir, comme celle de Pınar Selek et son Atelier de rue qui est aussi un foyer, à Beyoğlu.

Des femmes manifestent contre la pratique de la töre [16] ; en 1998 et 1999, les défilés du 8 mars sont de grande ampleur. Dès 1987, des femmes s’étaient groupées pour dénoncer les violences masculines, sous le nom de Solidarité féminine contre les coups (Dayaga Karsı Kadın Dayanısması) devenu en 1990 la Fondation-Refuge du Toit Violet, assurant aux femmes un soutien matériel et juridique (Mor Çatı Kadın Sigınma Vakfı – site en turcsite en anglais). Certains quotidiens donnent volontiers la parole aux responsables de ces associations féministes, souvent juristes : Canan Arı, co-fondatrice du Toit Violet, ou Vildan Öztürk, avocate à Antep et présidente de la Plateforme féministe de Gaziantep (Gaziantep Kadın Platformu) [17]. Des journalistes comme Nilüfer Kuyas, dans Milliyet, prennent leur part dans la diffusion de leurs idées.

Plus tard, dès sa sortie de prison en 2000, Pınar Selek donne l’impulsion pour la fondation de l’Association féministe Amargi, avec, en plein centre de Beyoğlu, un local qui est un lieu de cours et conférences, et comporte une bibliothèque, une librairie, et publie une revue qui porte le même nom.

Chez nous (en France) le mouvement féministe n’est pas encore au bout de ses peines. Mais en Turquie, le féminisme a un rôle plus crucial. Il ne s’agit pas seulement, comme ici, d’obtenir la parité au sein de la famille, la parité des rôles dans le travail, dans la vie publique et politique. Le féminisme en Turquie est la remise en question d’une société patriarcale qui est renforcée par la guerre et la migration. Une société peut-elle abolir la violence au sein de la famille si elle est elle-même imprégnée de la violence de la guerre ? Au lieu d’attendre que les problèmes s’arrangent comme par miracle par une hypothétique révolution ou chambardement de toute la société (comme le préconisaient certains mouvements de gauche...), les féministes turques peuvent, et veulent, à travers les problèmes de violence domestique, remettre en cause la violence de la guerre et, si l’on repense aux précisions que j’ai données en début d’article, le féminisme en un sens peut remettre en cause le nationalisme. « Le féminisme est nécessaire à la paix » (Pınar Selek [18]).

(Autre article de l’auteur sur la condition féminine : les femmes en noir)

Lectures :

  • Elias Nicolas, « A propos de violence. Etude d’une danse communautaire du Nord-Est de la Turquie », Cahiers d’ethnomusicologie, 23/2010, pp. 113-130.
  • Selek Pınar, « Barıs için feminizm ihtiyaç var ». Conférence prononcée sous le titre « Barısa Cinsiyet Penceresinden » lors de la rencontre « Türkiye’de Kürtler : Barıs Süreci için Temel Gereksinimler », Diyarbakır, 29-30 septembre 2007.
  • Sourou Benoît, « Prescriptions et pratiques matrimoniales chez les migrants turcs ou l’impossible émergence d’une singularité », in Guerraoui Zohra et Reveyrand-Coulon Odile, Pourquoi l’interdit ?, Toulouse, Erès, 2006, pp. 135-149.
  • Unsal Artun, Tuer pour survivre. La vendetta, Paris, L’Harmattan, 1990, 192 p.

[ndla : État provisoire. A ces articles, il manquera toujours quelque chose. Quelques liens vous permettent çà et là de retrouver d’autres thèmes différents mais identiques, et de vous observer vous-mêmes dans cet escalier en colimaçon qui ne monte ni ne descend. A force de tourner autour du centre, on finira bien par s’en faire une idée]

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Sources

Article original publié le dimanche 4 mars 2012 sur le blog d’Étienne Copeaux sous le titre : « Esquisse n° 24 - Surveiller, punir. Sur quelques très jeunes femmes »
Dernières modifications : 8 mars 2012, 9h

Notes

[1Türkçülügün Esasları a été traduit par R. Devereux sous le titre The Principles of Turkism, Leiden, Brill, 1968.

[2Yeni Düsünce, 1 septembre 1981.

[3Islâm Ansiklopedisi, article « Türkler », fascicules 127, 128, 129, 1976-1979, pp. 142-280.

[4I. Kafesoğlu, « Gençliğin Meseleleri », Yeni Düşünce, n° 6, 1er septembre 1981.

[5Nevval Sevindi, Yeni Yüzyıl, 18 février 1996.

[6Cumhuriyet, 20 décembre 1996.

[7Joueur de davul, gros tambour traditionnel. Le davulcu est employé à l’occasion des fêtes familiales et du ramadan.

[8Bien entendu la polygamie est interdite en Turquie, mais elle existe dans les faits sous le nom d’imam nikahı, mariage coutumier célébré par un imam, en l’absence d’officier d’état-civil. Il n’a aucune valeur légale.

[9Série de Mehmet Faraç, Cumhuriyet, 20-24 décembre 1996.

[10Sabah, 19 juin 1997.

[11Milliyet, 28 janvier 1998.

[12Milliyet, 28 février 1998.

[13Milliyet, 9 mai 1998.

[14Voir par exemple leur rôle dans la grève de Supramed, à Antalya, en 2006 : Taylan Acar, « Linking Theories of Framing and Collective Identity Formation : Women’s Organizations’ Involvement with the Supramed Strike », European Journal of Turkish Studies [Online], 11 | 2010, Online since 25 octobre 2010, Connection on 03 mars 2012.

[15Les kémalistes diront qu’Atatürk est à l’origine du féminisme. Mais il est juste d’évoquer ici une grande figure kémaliste du féminisme : Bahriye Üçok (1919-1990), juriste, historienne et femme politique, assassinée à Ankara en 1990.

[16Sabah, 6 avril 1996 ; Yeni Yüzyıl, 7 avril 1996.

[17Milliyet, 8 mai 1996.

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